La vie est courte

Ardent étant épuisé, les leçons d'Art matinales avaient été temporairement annulées. Lui-même exténué, Vaillant avait tout le loisir de ruminer, solitaire, la manière indigne dont les femmes de sa vie l'avaient abandonné, tandis que le reste du monde craignait pour la paix.

Mélisse avait eu la bonne idée de s'encombrer d'une apprentie qui nuisait à leur intimité. Quand elle avait appris que Vaillant était fiancé, elle n'avait plus voulu de lui dans son lit. Sa porte lui restait ouverte, avait-elle assuré, mais l'Artiseur était trop fier pour reconnaître que l'amitié de la Sorcière lui manquait autant, voire plus, que ses caresses. Il n'avait plus poussé sa porte.

Acuité s'était faite passer pour morte aux yeux du monde, et à ses yeux, à lui, ces yeux qui l'avaient vue lacérée sur les berges du fleuve. Elle n'était revenue à Castelcerf que pour mieux l'humilier, ce qui était apparemment son sport favori. Ardent voulait la réintégrer au Clan, mais pour Vaillant, Acuité ne l'avait aucunement mérité ; seul son nom lui valait cet honneur restauré. Loinvoyant ou pas, elle n'aurait plus son amitié, cette amitié dont elle n'avait jamais voulu.

Shyrin se remettait lentement. Depuis qu'il avait quitté son chevet, compréhensif mais dépité, Vaillant l'avait visitée une fois. Mais, quand elle ne dormait pas, la jeune femme s'épuisait vite. Sa compagnie n'était guère plaisante et Vaillant ne voulait plus donner sans réciprocité. Il savait que celle qui était devenue la Reine ne pourrait jamais lui offrir qu'une amitié superficielle.

Allégresse était repartie la veille au domaine familial. Suite à l'attentat contre la Reine, ses parents avaient jugé bon d'éloigner la pucelle de la "violence de la capitale". Il ne la reverrait pas avant le mariage. Quand il y réfléchissait, Vaillant avait l'impression de ne pas avoir assez profité des festivités, et des mois qui avaient précédé. Il n'avait toujours pas le sentiment de la connaître vraiment, et il était le seul à blâmer. Il avait eu la tête - et le corps - ailleurs. Naïve, la jeune fille ne semblait pas lui en vouloir. Avant de partir, elle avait dit avoir hâte qu'ils soient unis. Vaillant avait hâte, lui aussi, de posséder sa virginité et son ventre qui, enfin, lui appartiendraient de droit. Il ignorait s'il aurait aussi la jouissance de son amitié.

Chiara... Chiara était source de déception et de frustration, voire de doute. A elle, il pensait plus qu'à toutes les autres. Il ressassait leur brève entrevue ratée, dans la loge. La Duchesse s'était lamentée, puis elle l'avait chassé. Voilà à quoi s'étaient résumées leurs retrouvailles dont Vaillant attendait tellement plus, sans savoir exactement quoi. Ou peut-être qu'il savait précisément quoi, et que l'amitié n'avait rien à voir là dedans. Le Baugien voulait tout, ou rien.

Aujourd'hui, Vaillant n'avait rien. Mais la dague dans la chair de Shyrin l'avait fait réfléchir. La mort pouvait cueillir à tout instant une jeune épousée, un Roi comme un gueux, un Artiseur imprudent. Chiara allait repartir dans quelques jours retrouver époux et enfants, et alors ? Lui-même allait se marier dans un mois, et alors ? Sa jambe l'avait privé de la moitié de sa jeunesse ; il n'allait pas laisser la raison, ou même l'honneur, le priver de l'autre. La vie était trop courte, comme le billet qu'il dépêcha. Lapidaire, le mot disait le jour (le lendemain), l'heure (en début de soirée) et le lieu (une auberge huppée de Bourg de Castelcerf). Un rendez-vous galant, et le mot était faible.

Tout ou rien. Quitte ou double, mais Vaillant serait forcément gagnant. Si Chiara ne venait pas, il serait fixé et pourrait commencer sa nouvelle vie sans le regret d'une occasion manquée ; il n'aurait perdu que le montant coquet de la location de la suite, du vin et de la discrétion du personnel. Si Chiara venait, il aurait gagné... au mieux, le plaisir de sa chair, puissant mais éphémère, et cela pouvait paraître dérisoire... mais c'était ce dont le corps, le coeur et l'estime du Baugien avaient le plus besoin.

Tout ou rien. Les minutes s'étiraient, et Vaillant, pour patienter, ouvrit la bouteille de vin.

Après avoir reçu le mot dont la provenance était évidente, Chiara avait longuement hésité. Elle avait hésité jusqu'à l'heure de quitter Castelcerf, même. Sa dernière entrevue avec Vaillant avait tourné au désastre en l'espace de quelques secondes seulement et parce qu'elle avait eu le malheur de prononcer quelques mots maladroits. Elle avait voulu éloigner le souvenir de leurs jours heureux pour leur laisser l'opportunité d'être amis et sans regrets mais n'avait fait que rouvrir des plaies encore mal refermées. Elle avait toujours été terriblement maladroite avec lui, incapable de mots subtils, de simplicité ou même de la moindre finesse. Dire qu'elle était connue comme une femme intelligente et stratège. C'était un comble.

Pour finir, c'était Malice qui l'avait forcée à sortir e ses appartements discrètement après lui avoir mis sa cape sur le dos et sa capuche sur la tête. À présent qu'elle approchait en silence de l'auberge choisie par Vaillant, elle lui en était infiniment reconnaissante. Elle s'en serait voulu toute sa vie si elle n'avait pas pu revoir son amant en de meilleurs circonstances, lui dire combien elle regrettait d'être si maladroite avec lui. Elle n'avait pas le droit de lui dire qu'elle était toujours amoureuse et qu'elle le serait probablement encore longtemps, toujours peut-être. Elle devait lui laisser une chance de trouver sa place avec sa fiancée, c'était la bonne chose à faire. La chose juste. N'est-ce pas ?

Dans l'auberge, elle trouva à se renseigner et se fit conduire à la chambre retenue par Vaillant. Le coeur battant à se rompre, les jambes flageolantes et le souffle court, elle frappa deux coups discrets puis se glissa de l'autre côté de la porte et s'adossa au battant. Un ange passa puis elle leva les yeux et fit glisser sa capuche dans son dos. Légèrement haletante, les yeux brillants, elle dévisagea le jeune homme sans réussir à trouver quoi lui dire à présent qu'ils étaient face à face et hors du temps, hors de toutes leurs obligations.

Deux coups légers et Chiara entra comme une fugitive. Restant plaquée à la porte, comme si elle n'osait pas entrer, comme si elle regrettait déjà d'être là. Vaillant voulait croire qu'elle avait choisi d'être ici, qu'elle n'allait pas lui imposer encore les affres de l'indécision ; elle était venue pour être avec lui, à lui. L'invitation était claire et il voulait que la Duchesse le soit aussi. Sa seule présence ici était un "oui".

Aussi volontaire qu'elle semblait hésitante, Vaillant marcha vers Chiara et dénoua à son cou, le lacet qui retenait la cape d'été. Les mains ainsi occupées, il lui vola un baiser, un baiser qui fut une souffrance car interrompu et dont le parfum, pourtant, demeura sur ses lèvres, un parfum qu'il connaissait trop bien. La Duchesse ne pouvait plus se leurrer sur ses intentions ; Vaillant lui tourna le dos pour lui laisser une dernière chance de s'échapper, s'éloignant vers le centre du salon, posant la cape sur le dossier d'une chaise capitonnée. Sur la table à l'ovale élégant, il se resservit un deuxième verre de vin, et servit Chiara surtout, de ce cru qu'il savait plaire à ses papilles.

Il lui tendit le verre de cristal et attendit qu'elle s'en saisisse. Alors il leva sa coupe vers elle et dit :
- A la paix, et il était difficile de savoir s'il parlait du Royaume, à présent que l'alliance avec Chalcèdes se trouvait menacée, ou du bref conflit qui les avait opposés dans la tente, tandis que les champions joutaient.

Le Baugien savoura une première gorgée, en détaillant ce que Chiara portait. Lui-même était à son avantage - il y avait veillé comme à tout le reste -, même si la fatigue creusait ses traits de jeune homme, une fatigue d'Art dont il se relevait à peine, et qui décuplait dans son sang les effets du vin, le rendant plus téméraire encore qu'il avait résolu de l'être.

Aussitôt qu'elle posa les yeux sur Vaillant, elle sut qu'elle ne s'était pas trompée, elle sut qu'elle était à sa place et que le retour à la réalité serait le plus douloureux qu'elle ait jamais connu. Et pourtant, elle plongea sans hésiter une seconde de plus. Elle se redressa à son approche et le laissa mener la danse comme il l'entendait, sans rien dire. Il semblait plus assuré, plus maître de lui-même et de la situation. Plus vieux et plus mûr, peut-être. Il raviva en un instant tous les souvenirs qu'elle chérissait tout en s'efforçant de ne pas les rappeler trop souvent à elle pour ne pas trop se faire souffrir.

Un baiser lui fit tourner la tête, le frôlement de ses doigts contre son cou l'acheva, et elle perdit définitivement la tête sans l'ombre d'un remords. Dans son dos, elle avança, incapable de faire marche arrière, aimantée irrésistiblement vers lui. Elle prit le verre qu'il lui tendait sans chercher à lutter, s'abandonnant pleinement à cet instant, et le leva à sa demande.

- A la paix, approuva-t-elle doucement.

La première gorgée la fit frémir de plaisir et d'appréhension, elle en but aussitôt une deuxième, grisée par la saveur qu'elle aimait autant que par la proximité du jeune homme. Levant vers lui des yeux brillants, elle sourit, trop troublée pour parler, puis franchit simplement la distance qui les séparait et se pressa contre son torse en fermant les yeux.

- Vaillant, murmura-t-elle avec un léger sourire.

C'était comme être une jeune fille audacieuse qui rencontrait en secret un amoureux qui n'aurait pas été approuvé par ses parents ou qu'elle n'aurait pas encore eu le droit de voir seule. Du moins se l'imaginait-elle car jamais elle ne s'était trouvée dans cette position. Ce qui était certain, c'est qu'elle était décidée à profiter de chaque seconde du temps qui leur serait offert, dérobé au reste de leur vie.

Quand Chiara se pressa contre lui, Vaillant aurait dû se sentir complet et apaisé. Mais il ne se sentirait complet que lorsqu'il serait en elle tout à fait, et l'urgence de son désir était une souffrance, alors qu'ils avaient toute la soirée - mais qu'était-ce qu'une soirée dans toute une vie ? Qu'était-ce qu'une soirée après presque un an qu'elle l'avait quitté ? Un an d'efforts vains, de bonnes résolutions, de lettres sages, d'amulettes, de coucheries amicales, de fiançailles. Tout ça pour une seule femme, qu'il ne pourrait jamais avoir, mais qu'il aurait, ce soir, comme il lui plairait. Chiara était venue, elle avait pris le verre, elle avait fait le premier pas ; elle avait accepté et pour parler franc, Vaillant ne se souciait plus de son consentement. Leurs étreintes avaient toujours été précipitées, pourtant à la Duchesse il avait toujours montré des égards. Il n'y en eu aucun dans la manière dont il pressa la rousse contre la table, brisant le calice, retroussant ses jupons comme ceux de n'importe quelle autre, et pourtant elle était la seule - cela, ses lèvres le lui dirent dans un baiser violent et amoureux. L'amour et la haine, le sentiment, le ressentiment. Il l'aimait et pourtant, il voulait lui faire payer par cet accouplement dégradant ou du moins, indigne d'une Duchesse, cette Duchesse qu'il lui reprochait d'être - la femme d'un autre, déjà prise, inatteignable, et pourtant il pouvait la pendre, et pourtant il pouvait l'atteindre dans son intimité. Et il n'allait pas s'en priver, qu'elle murmure ou pas son nom !

Elle était venue à lui avec douceur et il l'accueillit avec brutalité. Pourtant il ne lui vint pas à l'idée un seul instant de lui refuser ce qu'il voulait, ce qu'il prenait sans demander, ce qu'il lui imposait. La coupe lui échappa, se brisant à leurs pieds sans qu'elle s'en soucie et répandant son contenu en flaque pourpre sur le parquet bien ciré. Qu'importe ! Elle sentait son urgence, son désir violent de la posséder et de l'avilir. Loin de lui rendre sa tendresse, il la troussait comme une vulgaire servante et, Eda leur vienne en aide, elle l'acceptait et l'y encourageait même.

Les fesses pressées contre la table, jupes et jupons remontés entre eux, elle se cramponna à ses épaules et s'ouvrit à son baiser aussi brutal que passionné. Il l'aimait toujours, le lui hurlait dans ce baiser et dans cette étreinte trop pressée. Il l'aimait et la haïssait. Il voulait l'avilir, elle en était consciente et acceptait là encore ce rôle qui lui incombait. Elle serait toujours la méchante de l'histoire, la femme adultère, indisponible, et dont le rang ne conviendrait jamais au sien. Qu'importe ! Qu'importe ! Elle le voulait avec autant de violence qu'il la désirait. Et elle l'aimait avec la même passion dure, brutale et déchirante. Ils se feraient sans doute toujours plus de mal que de bien, comme les amants maudits qu'ils étaient, mais tant pis. Tant pis pour le monde et pour le reste. Elle ne cesserait jamais d'être à lui.

Les bras noués autour de son cou, elle lui rendit son baiser et plus encore, le mordit, l'aspira, dansa avec lui dans un gémissement désespéré tandis qu'il se pressait entre ses cuisses nues ouvertes. Qu'il la prenne, par Eda ! Qu'il la prenne comme ça, qu'il la marque et l'abaisse, qu'il fasse d'elle la femme qu'il voulait qu'elle soit. Pour cette nuit, ils pourraient prétendre tout ce qu'il voulait, qu'il était le seigneur et elle moins que rien. Elle ne s'en souciait aucunement tant qu'il était à elle et elle à lui, au moins pour cette nuit.

A demie soulevée de terre, Chiara s'agrippa aux épaules de Vaillant comme il s'agrippait à ses hanches, ouvertes de force et pourtant consentantes.

Furieux, il la renversa tout à fait sur la table, et la tête de la Duchesse heurta la carafe. Sur le bois marqueté, le vin se répandit, engluant les boucles rousses de la Duchesse en une couronne sanglante. Pâle, auréolée, les lèvres entrouvertes par le plaisir ou la douleur, les seins découverts par son amant barbaresque, Chiara avait l'air d'une vierge martyr - vierge qu'elle n'était plus depuis longtemps -, d'une vierge à l'enfant. Se souvenant de cet enfant qu'elle lui avait donné, puis repris, se souvenant que c'était malgré tout la mère de son enfant qu'il venait de saillir comme un garçon d'étable, qu'il saillissait encore, et qu'il avait blessée peut-être, Vaillant grinça, comme s'il lui était pénible de parler :
- Tu as mal ?

Et il ignorait quelle réponse il voulait.

Chiara s'était donnée entièrement mais ce n'était pas suffisant. Il en voulait plus, tellement plus en fait, qu'elle n'était pas certaine de savoir comment faire pour le lui donner. Elle l'accueillit en elle avec un cri, le corps arqué contre le sien et doigts crispés sur sa nuque. Puis elle s'abandonna simplement car elle ne pouvait pas lutter. Elle ne voulait pas lutter. Pas contre lui. Pas comme ça. Il semblait avoir tellement besoin de prendre sa revanche, de déverser sa fureur. Elle ne voulait surtout pas l'en empêcher. Elle était capable de tout endurer. Surtout si c'était ainsi qu'il le lui infligeait.

Soudain sa colère parut gagner en intensité et il la repoussa avec brutalité. Il s'acharnait déjà entre ses cuisses lui tirant cris et gémissements, la faisant tressauter au gré de ses assauts, mais ce n'était plus suffisant. Basculant en arrière, elle heurta la table, la carafe, le vin se répandit encore, l'enveloppant de son parfum entêtant et suave. Étourdie et haletante, elle leva les yeux sur son amant et le découvrit au-dessus d'elle presque menaçant.

Il irradiait une rage qu'elle comprenait confusément mais dont l'ampleur lui échappait. Aussitôt qu'elle entendit sa question, elle sut qu'il n'y aurait pas de bonne réponse. Quoi qu'elle lui dise, ce ne serait pas ce qu'il voulait entendre et il serait plus furieux encore. D'une certaine façon, il lui faisait peur, mais d'un autre côté, elle s'en remettait à lui quoi qu'il advienne. Elle lui abandonnait le pouvoir, les rênes, le contrôle. Cette fois, il pouvait tout avoir.

- Oui, souffla-t-elle avec franchise. Et je t'aime.

La voix basse, rauque, essoufflée, elle ne savait pas comment lui dire autrement qu'il pouvait lui faire mal si ça lui faisait du bien, qu'elle pouvait tout prendre de lui et rester toujours là pourtant, l'aimer toujours et l'accueillir encore. Elle ne souriait pas ni ne grimaçait, elle l'observait simplement avec honnêteté et attendait qu'il veuille bien lui dire ce qu'il attendait d'elle ou qu'il le prenne simplement sans lui demander la permission. Tout lui était accordé d'avance. Tendant une main hésitante, elle frôla sa joue du bout des doigts et parut un peu inquiète. Voulait-il seulement encore d'elle ou allait-il partir et l'abandonner encore ?

Chiara répondit par l'affirmative, et Vaillant s'inquiéta. Il n'avait pas voulu la meurtrir, pas comme ça. Son bassin décéléra, puis il se retira. Vers lui, il redressa Chiara, assise sur la table où ses cheveux avaient tracé de subtiles arabesques dans le vin. Dans le sang ?

- Chut, dit Vaillant, autoritaire, avant de tâter d'une main l'arrière de sa tête.
Il n'y trouva pas les éclats de verre qu'il redoutait. La carafe s'était brisée sur le bois. Chiara allait bien, un peu sonnée peut-être ? Elle ne savait plus ce qu'elle disait, à moins qu'elle eut mal en bas ? Il ne l'avait jamais prise avec tant de violence, et soudain, il regretta.

Malgré tout, il était toujours entre ses cuisses, face à ses seins où dégoûtait le vin, et ses yeux clairs n'avaient jamais été si proches ou plutôt, il n'avait pas voulu les regarder. Il n'avait pas voulu y lire qu'elle l'aimait encore, et qu'il avait beau durcir son cœur et sa queue, il l'aimait aussi ; que cette étreinte était la dernière, ou la dernière avant des mois, des années peut-être, jusqu'à sa prochaine visite. Vaillant devait faire ça bien, il leur devait bien ça.

- Tu n'auras pas de nouvelle robe cette fois, dit-il en contemplant sa robe souillée. Tu n'auras rien.

Il se pencha pour boire le vin dans la coupe de ses seins, puis la renversa à nouveau, la pénétrant à un rythme apaisé, prenant plaisir à la voir se tendre et se tordre, ouvrir et fermer les yeux, mimer des baisers à cette bouche qu'il lui refusait, et tous ces petits gestes charnels qu'il lui connaissait.

Docile, Chiara se laissa redresser et examiner sans chercher à imposer son autorité pour une fois. Elle laissa à Vaillant les rênes et les décisions, le choix de ce qu'il convenait de faire et de la manière dont elle devait être traitée. Il était dur, sec, autoritaire, mais pas froid ou cruel. Seulement en colère. Et elle aussi, au fond, elle était en colère contre le destin qui les avait placés si tardivement l'un en face de l'autre et leur avait permis de s'aimer sans leur donner la liberté de le faire. Sage et calme, elle le contempla sans rien dire, lui offrant simplement toute l'honnêteté dont elle était capable.

Il lui asséna des mots durs à nouveau, lui rappelant sèchement le passé, ses fautes, ses erreurs, leurs souffrances, mais elle ne ne lui en voulut pas de cela non plus. Baissant les yeux, elle acquiesça d'un léger hochement de tête.

- Je sais. Je ne veux rien d'autre que toi, murmura-t-elle d'une voix un peu tremblante.

Penché sur elle, il promena ses lèvres sur sa gorge, la faisant frémir, puis la renversa à nouveau et revint en elle. Offerte à ses coups de reins plus doux, plus sages, elle n'essaya pas de lui cacher quoi que ce soit, ni une expression, ni un gémissement, ni un regard. Elle s'abandonna entièrement à lui et au plaisir qu'il lui donnait, mordant son poing avec ferveur alors que son corps se soulevait, s'arquait et se tordait sous ses assauts. Il n'y avait plus de retour en arrière possible cette fois et elle boirait la coupe jusqu'à la lie.

Quand ses tremblements s'amplifièrent et que la chaleur devint insupportable, se déroulant dans son ventre comme un serpent, son regard se troubla mais chercha tout de même le sien pour lui offrir cela aussi, lui donner cette jouissance qui était son du. Elle étouffa ses cris en mordant ses lèvres, son poing serré et griffa la table, lui laissant tout loisir de profiter du spectacle ou de la punir encore. Elle accepterait tout pourvu qu'il lui accorde encore quelques instants de ses regards et de son amour.

Vaillant aurait voulu qu'elle crie, mais Chiara ne cria pas ; elle ne s'était jamais autorisée à crier. Sa jouissance avait toujours été étouffée, clandestine, interdite, à l'image de leurs amours. Même entre ces murs étrangers, loués pour s'éloigner des oreilles du château. Vaillant aurait voulu qu'elle crie, pas par orgueil viril, mais pour qu'elle soit libre, enfin, l'espace d'une nuit. Il se moquait bien des oreilles d'ici ; avec le verre brisé et les secousses de la table sur le plancher, elles devaient déjà s'inquiéter. Mais il aurait aussi bien pu tuer Chiara qu'elles ne seraient pas entrées - d'ailleurs on aurait dit qu'il l'avait tuée, le buste de la Duchesse baignant dans le sang, ses gestes saccagés par l'agonie de l'orgasme.

Frustré, Vaillant continua à la pénétrer, voulant libérer le cri, mais déjà le poing de Chiara se déserrait, son corps, se relâchant, se faisait plus lourd dans ses mains, et l'attirant une, deux, trois dernières fois à lui, Vaillant jouit violemment, voulant partager cette communion avec elle. Ses yeux se fermèrent, ses doigts bleuirent ses fesses et ses lèvres modulèrent un long "Oh" qui marquait le terme de sa jouissance.

Sa semence et son énergie s'enfuirent de lui. Vaillant se sentit vide, dangereusement. Il regretta de n'être pas au lit, pour pouvoir s'affaisser sur elle, rester en elle, rester près d'elle, se blottir dans ses courbes. Partager cette tendresse qu'il lui avait refusée. Au lieu de ça, il n'eut qu'à ranger son vît et debout, tout habillé, ce fut comme s'il ne s'était rien passé ; seuls témoignaient de l'étreinte la sueur qui luisait à ses tempes, ses avant-bras souillés de vin et ce vertige qui l'obligea à s'assoir sur la chaise, à côté de la table où reposait le corps pourpre et mouillé de la Duchesse.

Étourdi, Vaillant appuya son front contre la cuisse dénudée de Chiara, et soupira. Après l'avoir prise, il était sensé prendre en main le reste de la soirée, commencée par son terme, mais il se sentait si faible ! Mauvais amant, il serait aussi mauvais hôte, et il réalisa que la Duchesse serait sans doute irrémédiablement déçue par cette soirée. Que peut-être elle allait fermer les cuisses et partir, se drapant dans le peu de dignité qu'il lui avait laissée. Ne gisait-elle pas là, sans qu'il eut daigné l'aider à se relever, sale et dépoitraillée sur le meuble, à peine masquée par ses jupons troussés, comme les filles de rade que les marins se partageaient ?

Pourtant Vaillant ne se leva pas, il n'avait pas la force. Il restait là, voûté contre la jambe de Chiara, à inspirer, expirer l'odeur de leurs intimités mêlées, sa joue collée contre la peau de sa cuisse, si douce quoiqu'un peu lubrifiée par le désir qu'elle avait eu, malgré tout. A profiter, à attendre qu'elle se lève et le quitte, comme elle l'avait déjà quitté ; car après tout, Vaillant avait beau se persuader qu'il la prenait contre son gré, il savait qu'en définitive c'était elle, toujours, qui décidait. A elle, de décider de claquer la porte, faisant de lui un époux fidèle et résigné. Ou de rester, d'enfoncer les doigts dans ses cheveux, faisant de lui un chien fidèle et résigné à battre la queue à chaque fois que le destin les réunirait.

- Veux-tu manger ? marmonna-t-il sans bouger, reprenant à demi ses esprits.
Avait-il commandé à manger ? Il ne se souvenait plus. Sur la table il n'y avait que du vin, heureusement pour Chiara dont les cheveux se seraient échoués dans le plat de pâté.
- Veux-tu te baigner ?
Il pouvait faire monter un baquet, pour la laver du vin et de tout ce qu'il lui avait infligé.

Le souffle lui manquait déjà quand elle sentit Vaillant chanceler. ils avaient beau s'être donnés l'un à l'autre, elle avait l'impression d'être seule, qu'ils étaient loin l'un de l'autre, séparés par un gouffre infranchissable. Que leur restait-il à présent ? Rejetant violemment cette pensée déprimante, elle chassa encore une fois le monde de sa tête pour se concentrer uniquement sur le présent et sur Vaillant. Bien qu'il l'ait abandonnée sur la table comme une fille de rien après l'avoir prise de même, elle ne lui en voulait pas. Mieux que cela, elle avait la sensation de ne pas lui avoir assez donné.

Se redressant lentement, elle s'assit sur la table et frôla les cheveux blonds qui paressaient contre sa cuisse nue. Elle ne répondit pas à ses question à voix haute, parce qu'elle ne voulait pas vraiment manger ni se baigner, elle ne voulait rien. Et lui non plus ne voulait pas de ces éléments discordants. Repoussant alors doucement sa tête, elle se remit debout, appuyée à la table le temps de retrouver son équilibre, puis s'en détacha pour se tourner face à son amant.

Sans un mot, le visage calme et décontracté, elle défit ce qui restait des attaches et des lacets de sa robe qui tomba bientôt à ses pieds dans un bruissement velouté. Les jupons suivirent et bientôt elle se trouva en simple chemise de dessous comme n'importe quelle femme prête à se mettre au lit avec l'homme qu'elle aimait. Elle prit tout de même soin de poser ses effets sur le dossier d'une chaise pour que sèche le vin répandu, puis elle revint se placer juste devant le jeune homme et lui tendit la main.

Un léger sourire aux lèvres, elle lui offrait la douceur et la simplicité auxquelles ils n'avaient jamais eu droit. Elle lui proposait simplement d'être des amants et de s'offrir une parenthèse hors du temps et du monde. Oubliant tout le reste, elle lui proposait de venir avec elle, de rejoindre le lit de leurs amours et de passer ensemble ce qui serait peut-être leur dernière nuit mais sans se dire que c'était la dernière.

- S'il te plaît, murmura-t-elle.

Vaillant leva vers la Duchesse un regard résigné quand elle se leva, perplexe quand elle se déshabilla et heureux quand elle lui tendit la main. Il la saisit sans se faire prier, déplia son grand corps fatigué et la suivit docilement jusqu'à la chambre d'à côté - moins spacieuse que le salon, mais coquette néanmoins, avec un gros lit pourpre accordé aux cheveux souillés de Chiara. Sur les tables de chevet, des fruits, des fleurs et des chandelles. La pièce sentait les fleurs et la nuit d'été.

Au bord du lit, Vaillant enleva ses bottes et laissa Chiara enlever le reste - sa tunique et ses chausses. A son tour il s'abaissa aux pieds de la Duchesse pour défaire ses souliers, mais il lui laissa sa robe de nuit, blanche sur les draps blancs dans lesquels ils se glissèrent avec contentement. Vaillant soupira d'aise et se tourna vers Chiara, leurs corps étaient proches dans le grand lit ; il la regarda avec une douceur lasse et s'approcha encore.

Sous les draps, sous sa chemise, il caressa d'une main le haut de ses cuisses, effleurant à peine la toison, gagnant le ventre, les côtes un peu saillantes, les seins qui lui semblaient encore gonflés par la maternité (allaitait-elle Vérité ?), la clavicule délicate, la nuque qu'il eut pu briser, mais il n'avait plus le désir de meurtrir. Montant au visage, il joua avec ses lèvres, y enfonçant puis retirant la pulpe de son doigt - jusqu'à ce qu'elle le morde, agacée peut-être, alors ils eurent de ces petits baisers aguicheurs et mouillés qu'ont les jeunes amants qui ne sont pas pressés.

Les choses semblaient enfin tourner à leur avantage. Vaillant s'était détendu à mesure qu'elle le déshabillait et ils purent se glisser ensemble au lit comme n'importe quel couple. Face à face sous le drap, ils s'observèrent enfin avec plus de douceur et d'indulgence. L'atmosphère était enfin plus chaleureuse, plus romantique. Dans la lumière des chandelles et enveloppés par le parfum délicat des fleurs, ils pouvaient enfin vivre ce qu'ils auraient du expérimenter depuis le début et leur avait toujours été refusé. D'étreinte volées en lettres codées, ils n'avaient jamais eu le droit de s'appartenir. Enfin, c'était l'heure de la revanche. Au moins pour cette nuit.

Frôlant de ses doigts la silhouette de son amant sous le drap, elle vint caresser son visage avec douceur alors que leurs lèvres se trouvaient encore et encore. Souriant comme une jeune fille ravie, elle ne se lassait pas de ses baisers et continuait à picorer sa bouche, sa mâchoire et son cou. Sa main glissa le long de son torse et le redécouvrit avec plaisir, s'attardant ça et là sur les muscles durs, la douceur des pleins et déliés, jusqu'à trouver l'os de la hanche. Elle passa l'arrondi de ses fesses, atteignit sa cuisse, puis vint à son entrejambe et le caressa en douceur tout en quêtant de nouveaux baisers.

- Vaillant, murmura-t-elle dans un soupir fiévreux.

Bien que ne restant pas inactive et lui dispensant autant de caresses et de baisers qu'il lui en offrait, elle le laissait maître de la situation et des initiatives. Elle lui avait abandonné les rênes et n'entendait pas les reprendre, cette fois. C'était une lutte contre elle-même d'une certaine manière car elle avait mené sa vie entière tambour battant et sans jamais laisser personne décider à sa place depuis qu'elle avait eu le choix. Mais elle réalisait aussi que donner le pouvoir à Vaillant était un infini plaisir et la soulageait incroyablement. Jamais elle n'aurait cru pouvoir le faire et en être aussi heureuse.

Vaillant sentit son sexe se durcir à demi sous les doigts de Chiara, mais il était si fatigué. Il ignorait s'il pourrait la prendre à nouveau, cela ne lui avait-il pas suffi ?! Elle voulait l'amour bien sans doute, l'amour mieux, l'amour qui méritait son nom. C'était ce qu'il avait promis sur le billet, c'est ce pour quoi elle était venue, à présent il devait être à la hauteur. S'il y avait quelque chose que Chiara ne tolérait pas, c'était le manque de virilité, Vaillant l'avait compris à ses frais - sans comprendre que c'était parce que ses insuffisances renvoyaient la Duchesse à ses propres insécurités. Elle était belle et puissante, pourquoi aurait-elle douté ?

La première et la dernière fois qu'ils avaient couché, Vaillant avait failli, à cause de l'Art, et ce soir, c'était à cause de l'Art aussi. Chiara l'ignorait sans doute. Elle savait peut-être que le Clan avait ressuscitée la Reine, mais elle ne lui en avait pas parlé ; à vrai dire, ils n'avaient parlé de rien, et visiblement ça n'était pas le moment. Vaillant se sentait vide, les douleurs de sa jambe se rappelaient à lui, pourtant pas un instant, il ne blâma cette magie qui lui avait volé sa flamme et sa mobilité. Le Baugien était fier de posséder la magie Loinvoyant, la seule chose qui faisait de lui un être à part et qui lui permettrait, peut-être, de rentrer dans l'Histoire mieux que n'importe quelle épée. Il ne s'attendait pas à ce que Chiara comprenne cela.

Allongé sur le dos, il l'attira sur lui. Ça n'était pas sa position préférée ; il prit presque plus de plaisir à la regarder, avec ses cheveux rouges qui cascadaient, qu'à la pénétrer, même si la chose restait délicieuse, retirant de lui tout ce qui restait, comme la marée. Vaillant se contentait, de ses deux mains, d'accompagner les mouvements de Chiara, la laissant choisir le rythme qui lui convenait, la laissant l'embrasser ou non, se toucher ou non, la laissant libre d'user de lui une dernière fois, avec la même générosité qu'elle avait eue en se laissant maltraiter. Bientôt, il ne resta plus en lui qu'une grande sérénité, et il jouit avant que Chiara ait crié - mais peut-être était-il condamné à ne jamais la faire crier, de même qu'il ne l'aurait pleinement jamais. Et il l'accepta.

Le hasard:

Maître Vérichanteur Messages : 1064 Date d'inscription : 18/10/2010

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'Hasard 6' : 3

Ils firent l'amour encore mais Vaillant lui parut lointain. Ou peut-être était-il seulement épuisé. Ils se connaissaient si mal, au fond. Et pourtant, ils s'aimaient, elle n'en doutait plus depuis qu'il lui avait tout montré, depuis la première fois. Le moment passa lentement, paisiblement, doux et chaleureux comme elle l'avait espéré, et pourtant insaisissable, comme s'il ne marquait pas vraiment les souvenirs.

Sa chemise retroussée sur ses hanches, toujours à califourchon sur le corps de son amant trop complaisant, elle se pencha sur lui pour un baiser léger et destiné à lui rendre un peu de son énergie et de son plaisir. il semblait si loin d'elle en cet instant. En glissant à côté de lui, elle s'allongea contre son flanc, une jambe mêlée aux siennes, la tête contre son épaule, et une main légère posée sur son torse.

- Je t'aime, murmura-t-elle encore, vaguement inquiète bien qu'elle sente qu'il était calme à présent et apaisé.

Elle gardait cette impression diffuse d'être mauvaise pour lui, de toujours le faire souffrir ou trop lui en demander. Elle se sentait comme une fleur toxique qui empoisonnait ceux qu'elle aimait. Pourrait-il lui pardonner un jour tous ses manquements ? Elle devait s'efforcer de ne pas y penser, de rester concentrée sur la douceur du présent et de leur moment unique. ils avaient jusqu'au matin pour tenter de panser leurs blessures mutuelles..

Peau contre peau, ou contre chemise que Vaillant regrettait de lui avoir laissée, ils reposaient. L'Artiseur enserrait d'une main les hanches nues de Chiara, et de l'autre, posa un doigt délicat sur ses lèvres pour la faire taire. La Duchesse voulait une réponse sans doute, mais à quoi bon les je t'aime ? Ils rendaient leur situation plus cruelle. Chiara était mariée à un autre, Vaillant le serait bientôt également. Il n'y avait pas place pour leur amour, ni dans leurs lettres, ni dans leurs foyers. Tout juste pouvaient-ils espérer baiser à la sauvette lorsque les circonstances les réuniraient.

Alors qu'elle cesse d'espérer, qu'elle se taise - pourtant Vaillant avait envie de lui parler, sans savoir précisément de quoi. Il lui semblait qu'à présent que son corps était rassasié d'elle - qu'il l'avait eue, qu'il l'avait punie, qu'il l'avait plus ou moins contentée -, il pouvait enfin la retrouver. A Castellonde, elle avait été sa confidente ; mais plus d'un an avait passé et aujourd'hui, Chiara ignorait tout ce n'avaient pas dit ses lettres, c'est-à-dire presque tout, et à la fois pas grand chose : quel intérêt à la longue convalescence qu'avait été sa vie, à la routine qu'il avait rétablie ? Lui-même ignorait presque tout de la nouvelle vie de la Duchesse, dans ce château face à la mer qu'il ne pouvait se figurer, avec son mari qui savait, sa fille loin, son fils étourdi et son nouveau-né.

Chiara s'était tue. Vaillant tendit sa main libre vers la table de nuit et attrapa le panier de fruits. Il goba des raisins (les premiers de l'année, qui devaient venir du Sud, peut-être de Rippon ?) en égrenant ses pensées, glissant parfois un grain entre les lèvres de Chiara, accompagné d'un petit baiser. Malgré sa fatigue qu'apaisait le sucre, il ne semblait pas s'en lasser. L'air de la nuit fraîchissait ; le Baugien tira les draps sur le ventre de Chiara, qu'il caressa. Il se demanda si de leur étreinte naîtrait un nouvel enfant : c'était improbable, indésirable, pourtant cette idée ne lui déplaisait plus tant. Sans doute parce qu'il aurait bientôt sa propre descendance. Il songea qu'il voudrait une fille, avec les cheveux flamboyants de Chiara.

- Parle-moi de Vérité, finit-il par demander, rompant le silence qu'il avait imposé, et sa résolution de rester détaché de l'enfant. Son père le traite-t-il bien ?
Nulle malice dans ses paroles. Raki Lunabille était le père de Vérité aux yeux du monde, et même aux siens. Il avait reconnu et élevé l'enfant comme Vaillant ne le pourrait jamais. Qui était son vrai père, Vérité ne le saurait jamais.

Pour la seconde fois, il lui imposa le silence plutôt que d'écouter les mots d'amour qu'elle lui offrait et cette fois elle se tut pour de bon. Baissant les yeux, elle contempla sa main reposant sur le tors de son amant et réprima son soupir. Elle ferait comme il voudrait, après tout. Décalant sa jambe pour ne pas risquer de peser sur la sienne même si elle s'était naturellement placée du bon côté pour ne pas lui faire mal, elle cala un peu mieux sa tête dans le creux de son épaule et resta silencieuse pendant le moment de paix qui leur était offert.

Il pressait parfois contre ses lèvres un grain de raisin doux et sucré. Elle le mordait doucement alors et l'avalait en baisant ses doigts ou ses lèvres selon ce qu'il lui offrait. Elle voyait à présent à quel point elle ignorait ce qu'il désirait, ce qu'il avait vécu, ce qu'il était devenu. Elle était amoureuse d'une ombre, d'un homme qui n'avait peut-être même jamais existé et qu'elle n'aurait de toute façon jamais. Pourtant, par égards pour lui et parce qu'elle voulait à toute force faire de ce moment une parenthèse de bonheur, elle repoussa ces pensées et resta concentrée sur Vaillant et son seul plaisir.

En remontant le drap, il effleura son ventre et elle se demanda s'il regrettait la naissance de Vérité ou même ce qu'ils venaient de faire. Peut-être espérait-il lui donner encore un enfant ? Eda, elle espérait que non, sa paternité n'aurait fait aucun doute. Et en même temps, une part d'elle le souhaitait néanmoins, comme une preuve éclatante de leur amour. Elle en était là de ses réflexions quand il la surprit avec sa question sur Vérité. Elle hésita brièvement puis se plia à sa demande.

- C'est un enfant merveilleux. Il est très éveillé, très doux aussi.

Elle marqua une brève pause, hésitant encore à invoquer le nom de son mari dans le lit de l'adultère, puis se décida finalement.

- Raki est un excellent père. Malgré ses obligations ducales, il trouve le temps de s'intéresser à Vérité. Je crois qu'il l'aime sincèrement.

Et elle ? L'aimait-il toujours ? Ils étaient pratiquement devenus des étrangers l'un pour l'autre dans l'intimité même s'ils faisaient toujours bonne figure devant leur cour. Mais ces questions n'avaient pas leur place quand elle était avec Vaillant. Ses déboires conjugaux ne le concernaient pas, elle en était la seule responsable, après tout. Se redressant légèrement, elle fit passer sa chemise par dessus sa tête pour la jeter au sol puis posa doucement ses lèvres sur les siennes pour un baiser calme et profond avant de se recaler sur lui sagement. Elle n'osait rien dire, ne sachant quels mots choisir pour ne pas risquer de le blesser ou de le fâcher à nouveau.

Vaillant regretta d'avoir posé la question. Il aurait voulu se réjouir pour son fils, mais il n'y arriva pas. La jalousie lui revint et les raisins devinrent plus acides. Il déroba à ses lèvres entrouvertes le grain qu'il destinait à Chiara, mordit dedans - broyant la chair et les pépins - et fit mine de ne pas remarquer que la Duchesse se dénudait dans ses bras. Raki était un "excellent père", et sans doute un excellent mari. Baisait-il sa femme toute les nuits ?

Le silence était retombé, troublé par ses mastications vengeresses. Il n'y avait plus de raisins. Vaillant s'agaça. Pourquoi Chiara ne disait-elle rien ? Elle n'avait que des minauderies pour lui - des je t'aime, des baisers. N'avait-elle aucune question à lui poser ? N'était-il pas digne d'intérêt, ou même sujet de curiosité ? Il n'était bon qu'à la faire jouir, sans doute ? Vaillant oublia qu'il lui avait intimé de se taire par deux fois, et que par deux fois il avait pris son plaisir.

- J'aurais bientôt un fils moi aussi, dit-il en attrapant une pomme dorée. Tu ne peux pas savoir comme j'ai hâte.
Il mordit dans le fruit. La chair lui emplissait la bouche, qui ne put formuler toutes les paroles blessantes qui lui venaient à l'esprit - louanges malfaisantes sur la beauté et la jeunesse de sa fiancée. Mais la vérité, là encore, suffisait à blesser.

Chiara sentit sans peine Vaillant se raidir contre elle. Il irradiait à nouveau la colère et la rancoeur. Ainsi donc, qu'elle parle ou se taise, elle ne parvenait qu'à le blesser. Et il ne se privait pas de lui retourner le compliment. Rendue plus muette encore par le fiel de sa réplique, elle se mordit la lèvre brutalement et ferma les yeux. Dissimulant sa blessure dans le creux de son épaule, elle tenta encore de laisser passer l'orage mais sa gorge nouée ne lui permettait plus de se détendre contre lui.

- Je te le souhaite, murmura-t-elle d'une petite voix étranglée.

Pourquoi s'était-elle dénudée ? Pourquoi avait-elle accepté d'être aussi vulnérable ? C'était comme s'il n'avait attendu que de la voir baisser les armes pour lui asséner le coup de grâce. Certes, elle comprenait qu'il soit blessé par la mention de Raki et le fait qu'il soit le père de Vérité, mais n'était-ce pas lui qui avait posé la question ? Elle aurait mieux fait de lui dire la vérité : qu'il ne voulait pas entendre sa réponse. Mais elle avait cru... Tant pis. La lutte était inégale car elle n'avait pas envie de s'opposer à lui, seulement de se soumettre, de lui donner ce qu'il voulait. C'est pourquoi elle ne bougeait pas, restant allongée contre lui malgré son malaise grandissant.

Ecoeurants, ces voeux de bonheur qui comme le suc, collaient à ses dents ! Le réflexe de Vaillant aurait été de pousser Chiara dans ses retranchements, pour qu'enfin elle explose ou du moins se débatte, pour qu'elle ne soit plus cette petite chose soumise et alanguie contre lui, mais la femme tempétueuse qu'il avait connue ; la jouissance avait-elle éteint son feu ?

Avec la pomme, le Baugien dût mâcher ses mots, et il réalisa qu'il n'avait pas envie d'être méchant, juste, considéré. Le silence obstiné de la Duchesse le blessait. N'avait-elle pour lui que des Je t'aime, Raki est un père merveilleux et Je veux que tu sois heureux ? Aucune question, aucune curiosité sur celui qu'il était devenu, ou demeuré ? N'avaient-ils plus que des fluides corporels à échanger ?

Dégageant son bras, Vaillant s'assit dans le lit et posa le trognon sur la table de nuit. Puis il regarda Chiara, nue dans son lit. N'aurait-il pas dû s'en satisfaire ?
- C'est tout ? lâcha-t-il, entre colère et tristesse. Tu n'as rien d'autre à me dire ? Après tout ce temps ?

Brutalement repoussée par Vaillant qui se redressait, Chiara tenta vainement de préserver un tant soit peu sa dignité. Elle renonça pourtant à se battre avec le drap coincé sous le corps de son amant et se tourna pour s'asseoir à son tour mais au bord du lit, lui tournant le dos.

- J'ai des dizaines de choses à te dire, plus encore de questions à te poser, mais quels que soient les mots qui sortent de ma bouche, ils te blessent ou te fâchent toujours.

Elle était lasse. lasse de lutter, lasse de se cacher, lasse d'aimer des hommes qui lui en voulaient. Oui, elle était terriblement lasse de cette vie. Il n'y avait guère que Vérité pour l'y retenir. Même Sérénité et Songe s'étaient détournés d'elle, chacun à sa manière.

- Je ne sais pas ce que tu attends de moi, Vaillant.

En se penchant en avant, elle ramassa sa chemise abandonnée sur le sol et la serra contre sa poitrine. Ils ne se comprenaient plus, ils ne s'entendaient plus, que leur restait-il hormis de plaisants moments d'union des corps ? Déçue et amère, elle avait le coeur brisé de découvrir qu'il n'y aurait pas de parenthèse enchantée, pas de chant du cygne, pas de promesse de prochaine rencontre.

Elle retournerait auprès de son mari furieux élever son enfant illégitime, il épouserait sa pâle copie et lui ferait une ribambelle de petits. Et jamais ils ne seraient capables d'entendre ce qui se passait dans la vie de l'autre tant ils s'aimaient et s'en voulaient de ne pouvoir être ensemble. Peut-être un jour dans de très longues années, seraient-ils capables d'être vraiment amis, mais elle en doutait fortement. Les amours passionnelles ne pouvaient pas trouver de conclusion heureuse encore moins quand elles étaient contrariées.

Chiara lui tourna le dos, ce dos dont il connaissait les méandres-meurtrissures, mais dont la vue le frappa néanmoins. La Duchesse lui avait livré son corps, ses secrets ; pourtant elle n'osait pas lui parler ? Était-il si irascible ? Vaillant fut tenté d'écouter cette petite voix qui lui disait que la femme essayait de rejeter la faute sur lui, alors que tout était sa faute, à elle, elle qui l'avait séduit puis abandonné. La voix était séduisante, mais Chiara était séduisante aussi, plus que ça - et il ne voulait pas la perdre, pas une nouvelle fois.

Ce qu'il attendait d'elle ? N'était-ce pas évident ? Vaillant la voulait, toute entière, de corps et d'esprit, à lui et à personne d'autre. Aussi Chiara avait raison : elle ne pourrait jamais le satisfaire. Comme ses Je t'aime, ces mots là ne valaient pas d'être prononcés. Ils étaient vains. D'autres mots, peut-être, pouvaient encore les sauver.

- Pardonne-moi, dit-il en s'approchant dans son dos, caressant sa nuque du bout des doigts.
Vaillant aurait voulu être assez cruel pour graver sa peau, lui aussi, laisser sur elle sa marque indélébile ; au lieu de ça et certes contre son gré, il lui avait donné Vérité.
- Je t'en veux de m'avoir chassé. Mais je sais que tu n'avais pas le choix.
Ou plutôt, cette liberté était trop chère à payer. Tous deux aimaient le luxe et la gloire. Leur amour n'aurait pas survécu à la misère et au déshonneur, ni peut-être même, à la durée. Cela, ils ne le sauraient jamais.

Avouer sa colère l'en libérait, un peu. Sa voix vibrait encore, mais au moins faisait-il des efforts. Vaillant caressa la gorge de Chiara et murmura à son oreille, comme si les mots chuchotés étaient plus faciles à prononcer :
- Je suis heureux que Vérité soit aimé. Et toi, es-tu heureuse ? Tu peux me le dire.
Parle-moi, criaient ses mains, qui retrouvaient le chemin de l'amour.

- Je t'aimerai chaque fois que je le pourrai, promit-il. Mon mariage ne changera rien.
Et il livra à Chiara la fidélité qu'à Allégresse il n'avait pas encore promise, et dont les premiers mois, il s'était cru capable.

Le frôlement sur sa nuque fit frémir Chiara qui ferma les yeux et se laissa caresser par ses mots autant que par ses doigts.

- Je sais, soupira-t-elle, désolée. Je te demande pardon. Je voulais que tu te sentes libre de vivre ta vie, que tu ne gâches pas ton avenir pour moi.

Penché sur elle, il caressait son oreille de son souffle et sa gorge de sa main. Elle se laissa aller contre lui, s'abandonnant à la douceur du moment malgré la tension qu'elle sentait encore chez lui, malgré la rancoeur et le fait qu'il n'y aurait pas de lendemain. Sa question la fit soupirer encore mais elle ne se déroba pas. Renversant la tête en arrière contre son épaule, elle passa une main derrière elle pour caresser son flanc, son dos, l'amener plus près encore.

- Le mariage n'est pas chose aisée, admit-elle à voix basse elle aussi. Raki ne m'a pas pardonnée. Mais élever notre enfant est un grand bonheur.

Elle lui disait la vérité sans fard, sans faux-semblant, le croyant assez intelligent et assez calme pour accepter d'entendre ce qui lui déplaisait. Il avait posé la question, cette fois encore. Et elle ne lui refusa pas la réponse, cette fois non plus, si difficile soit-elle à entendre. Sa promesse la fit frémir encore. C'était mal, elle le savait, elle aurait du le rejeter pour toujours, lui accorder sa chance d'être heureux avec sa future épouse. Mais elle l'aimait désespérément et comme une enfant capricieuse et égoïste, elle ne pouvait pas renoncer à lui. En particulier quand il promettait de l'aimer encore.

- Je serai à toi aussi souvent que ce sera possible, jura-t-elle en retour dans un chuchotement pressé.

Tournant la tête sur son épaule, elle chercha ses lèvres des siennes et y quêta un baiser fiévreux et passionné. Sa main avait trouvé sa nuque et la caressait à son tour tendrement. Elle dévia ensuite vers sa joue et s'y attarda alors qu'elle se détachait de ses lèvres en douceur pour murmurer encore.

- Nous avons jusqu'au matin... Laisse-moi prendre soin de toi...