Alisel ne sembla pas soulagée par sa décision. Son attitude était... étrange, elle avait l'air mal à l'aise, presque timide. Le déserteur mis cela sur le compte de sa tenue. Il était temps pour lui de la laisser en paix, après cette nouvelle journée épuisante.

- J'ai l'habitude, trancha-t-il.
Il avait passé de nombreuses nuits dans la montagne. Avec un petit feu, certes, mais les murs du cabanon sauraient le protéger - et de toute façon, il n'allait pas vraiment dormir.
- Si j'ai trop froid, je rentrerai, tempéra-t-il, avant de se lever dans un grincement de chaise.

- Je vais te laisser finir, annonça-t-il. Bonne nuit.

Il boita vers la porte, mais se sentit rustre de partir ainsi, après tout ce qu'il lui avait dit - et pas dit.
- J'ai été heureux de chasser avec toi aujourd'hui, reprit-il alors, même s'ils avaient fini par se lancer des insultes au visage. Me présenteras-tu tes amis demain ?

Ermenhild, Jordken, Elke et même Kex... ils avaient tous l'air bon avec Alisel, à leur façon. S'il devait avoir une place dans sa vie, s'il devait rester ici, il lui faudrait apprendre à les connaître, eux aussi. Tout plutôt que l'oisiveté, qui lui ferait se poser trop de questions sur l'état de leur relation.

Après les aveux, la gêne occasionnée, son départ lui parut précipité. Elle aurait souhaité qu'il ne parte pas s'enfermer dans la réserve, dans le froid de la nuit. Sa jambe et son état général le lui interdisait, mais son ton était sans appel.
Même si elle lui demandait encore de rester au chaud ici, il refuserait. D’ailleurs il était déjà entrain de se diriger vers la porte, sans un mot pour son fils.
Elle ne sut trop comment le prendre. Qu'entendait-il par "je te laisse finir"?

Ne voulant pas créer un nouvel atmosphère de conflits, elle préféra garder le silence et le laissa s'en aller comme il le souhaitait, bien qu'une boule nouait sa gorge autant que son ventre.
Avant de passer la porte cependant, il la prit de court en lui annonçant qu'il avait été heureux de chasser avec elle.
Interloquée par un tel aveu et plus encore par la suite, elle demeura  muette quelques secondes. Lui présenter ses amis ?
Il les connaissait déjà. Elke et Kex. Voulait-il vraiment les revoir dans l'immédiat ?

- Bien sûr, bredouilla-t-elle indécise avant de préciser, nous verrons demain.

Elle le regarda passer la porte et se concentra sur son fils. Espoir était fatigué mais il devait manger. Seule, plaça une nouvelle bûche dans la cheminée puis s'y installa devant avec son fils dans les bras.
Il se mit à téter mais pas avec l'entrain habituel. La journée avait été longue pour lui également. Il s'endormit la bouche au sein et elle n'eut pas le coeur de le réveiller pour l'inciter à prendre plus. Elle serait à ses côtés au besoin. Le regard dans les flammes, elle songeait à cette journée échue.
Ce qu'elle y avait appris lui apportait son nombre d'interrogation et remettait en perspective beaucoup de ses choix autant que ceux de Brun.
Vainqueur avait changé avait-il dit. Qui n'avait pas été changé par la Guerre ?
Elle ne comprenait pas trop ce qu'il avait voulu dire. Qu'ils se soient disputé n'y changeait rien, ils demeuraient deux amis qui avaient visiblement grandis ensemble, il fallait plus qu'une dispute pour mettre un terme avec une amitié d'une dizaine d'années n'est-ce pas ?
Brun était parti, mais Vainqueur ignorait surement qu'il était arrivé. Aucun messager ne prenait le risque de passer en cette période de l'année.
Il devait forcément s'inquiéter pour son ami.

Elle se leva, changea son fils et le coucha, puis revint se planter devant les flammes. Par Eda, elle n'arrivait pas à croire qu'elle allait artiser à nouveau. La peur lui saisit les entrailles et ses mains se mirent à trembler légèrement. Elle avala sa salive et posa ses paumes sur ses genoux nus.
Son regard se perdit rapidement dans les flammes, comme elle l'avait appris à Castlecerf mais son esprit n'arrivait pas à se fixer. Trop préoccupée par sa peur d'être reconnue, d'échouer, de se perdre, ses murailles demeuraient closes. Elle ne voulait pas se lancer.
Qui restait-il du clan ? Vaillant ? Maria ? Étrangement, un sentiment de nostalgie l'envahit. Cette époque lui manquait cruellement, lorsque, l'insouciante duchesse Loinvoyant errait dans les couloirs du château, Taebryn sur ses talons. Ses joutes verbales avec Vaillant, ses tentatives désespérées d'être remarquée par Brun.
Et Vainqueur, qui contrairement à ce qu'elle avait imaginé lui ressemblait plus que prévu.

Ses pensées lui firent nager à la surface de la magie et elle parvint jusqu'à Vainqueur. Discrète, telle une petite souris, elle vint frapper à ses murailles, à tâtons.
Il en fut surpris d'abord, et puis il l'engloutit dans sa propre force magique. Elle crut défaillir, elle crut étouffer tant la puissance du Roi était écrasante.
Elle perçut sa joie de la retrouver, mais aussi, autre chose enfoui plus profondément qu'il se hâta bien de lui masquer.
Dans ce bref échange, elle n'eut pas le temps de plus d'effusions et se contenta de lui dire qu'elle allait bien et que Brun était arrivé jusqu'à elle, entier. Ce contact l'épuisait seconde après seconde et elle promit à Vainqueur de lui donner des nouvelles plus tard. Il tenta bien de lui fournir l'énergie nécessaire pour poursuivre leur conversation mais elle avait la sensation qu'à contrario, il puisait en elle et préféra rompre le lien de manière peut-être un peu trop brutale.

Ne restait maintenant qu'à retrouver son corps, à moins que...pourquoi y retourner ? Ce corps qui gisait à présent sur le sol, inerte, en nage. Sa chemise trop large collait à sa peau et dévoilait ses jambes. Son visage était pâle, on l'aurait cru morte. Qui voulait retourner la-dedans quand l'Art permettait de voyager n'importe où ailleurs ?
C'était décidé, elle allait profiter un peu de ces sensations qui lui avaient cruellement manquées. Par Eda pourquoi avait-elle arrêté d'artiser ? La beauté du fleuve d'Art n'avait pas changée mais ses berges s'étaient élargies. Elle pouvait s'y asseoir et admirer la pureté de la magie indéfiniment.
Oui, elle le pouvait.

Une fois dans la réserve, le déserteur attendit que la maison s'endorme, faisant des aller-retour impatients entre son "lit" et la porte - trois pas tout au plus. Les chandelles brillaient encore à la fenêtre, Alisel devait finir de se laver, ou nourrir Espoir. Oh ! Il avait oublié de lui dire qu'il avait préparé la viande, peut-être n'avait-elle pas dîné ?

Trop heureux de cette excuse qui lui permettait finalement d'attendre au chaud, le déserteur regagna la maison et frappa lourdement à la porte pour ne pas la surprendre une deuxième fois.
- Alisel, c'est encore moi, puis-je entrer ?
Mais personne ne lui répondit. Était-elle déjà couchée ?

Il poussa la porte, tapa ses bottes et se défit de ses fourrures dans l'entrée. C'est seulement lorsqu'il entra dans la pièce principale qu'il vit le corps d'Acuité sur le sol. L'espace d'un instant, il imagina le pire.

Il se précipita vers elle. Inerte, elle semblait inconsciente. Sa tenue légère lui permit rapidement de faire l'inventaire : elle n'avait aucune blessure apparente. Il porta la main à sa gorge pour vérifier son pouls. Son cœur battait, lent, comme si elle était apaisée, état que démentait la transpiration qui perlait à son front.

L'inspection n'avait duré que quelques secondes. Avec une agilité retrouvée, le déserteur se releva, sortit la dague à sa ceinture et se dirigea vers la chambre d'Espoir. Sur ses gardes, il ouvrit la porte. Il n'y avait personne à l'intérieur, sauf l'enfant qui dormait paisiblement. Rangeant son arme à sa ceinture, Brun enleva Espoir dans ses bras et retourna vite à sa mère.

Acuité gisait toujours inconsciente. Le déserteur posa Espoir sur le tapis, à portée de vue. L'enfant sanglotait mais ça n'était pas sa priorité. La saisissant sous la poitrine, il traîna la jeune femme loin de l'âtre, près de l'entrée traversée par un courant d'air froid. Peut-être que cela l'aiderait à reprendre ses esprits, si les petites claques qu'il assenait sur ses joues ne suffisaient pas.

Elles ne suffisaient pas et Brun commençait à être pris de panique. Les yeux mi-clos d'Acuité qui le traversaient sans le voir lui rappelaient l'absence de Vainqueur, après la vague d'Art. Y avait-il eu une autre vague ? Avait-elle essayé d'Artiser ? Ou bien était-ce la chaleur et l'épuisement ? Il secoua ses épaules et continua d'appeler son nom.

- Acuité ! Acuité, réveille-toi ! Espoir a besoin de toi.
Et, comme pour confirmer ses paroles, l'enfant se mit à crier.

Sa promenade continuait sur les berges du fleuve, elle se sentait si bien et si sereine qu'elle aurait pu rester là éternellement. Son corps ne portait plus aucune marque, il arborait la perfection des traits sveltes de son adolescence. Adieu coups de fouet, elle ne sentait même plus sa peau la tirailler continuellement, adieu seins plus lourds, chargé du lait maternel...maternel ?
Quelque chose la retenait de plonger dans le fleuve.
Elle fronça les sourcils et perçut un mouvement autour d'elle, puis un vent froid qui la fit grelotter. On l'appelait par son nom et bientôt vint se mêler à la voix d'homme, des pleurs qui agissaient comme la foudre dans son esprit. Elle se boucha les oreilles mais ne pouvait s'en défaire.

Ses yeux papillonnèrent à plusieurs reprises et une image floue se forma. Un frisson la secoua vivement et elle fronça les sourcils.

-Qu'est-ce que...bredouilla-t-elle, perdue.

Reprenant ses esprits, elle fit un tour complet du propriétaire, reconnaissant la cabane de Jordken, ses jambes nues, Brun à côté d'elle et Espoir qui hurlait. Espoir !
Elle voulut se lever pour se précipiter à ses côtés mais une violente migraine s'abattit sur elle, la forçant à retomber mollement entre les mains du Maître d'Armes, les yeux clos.
Ses cheveux s'étaient collés sur sa peau avec la sueur et dans un geste désespéré, elle tendit une main vers son fils

Les paupières d'Acuité se soulevèrent, et ses épaules aussi avant de retomber dans les mains du déserteur. Acuité était faible mais consciente, elle ne semblait pas comprendre ce qu'il se passait, sauf une chose. Sa main tendue était claire, elle voulait son fils, se méprenant peut-être sur le sens de ses paroles. Espoir n'était pas en danger.

Pour autant le déserteur la rallongea, soutenant l'arrière de sa tête jusque sur le plancher, pour ramper vers Espoir. Il cala son fils sous son bras, chercha des yeux la couverture mais ne la trouva (toujours) pas, revint à Acuité et posa l'enfant contre sa taille. Espoir troqua cris contre sanglots et attrapa sa chemise, cherchant peut-être la poitrine maternelle. Assis à leur côté, Brun enleva le gros pull de laine de Jordken et le glissa sous la tête d'Acuité. La crise semblait être passée mais la situation restait préoccupante.

Il écarta deux mèches de cheveux poisseuses sur le front d'Acuité et demanda :
- Comment te sens-tu ? Tu as chaud ? Tu as froid ? Tu as faim ?
Trop de questions sans doute, et si le déserteur avait souvent porté assistance à des soldats étourdis, blessés ou mourants, on voyait que les malaises féminins n'étaient pas son fort.

Il fallait sans doute du sucre à la jeune mère, et il serait bien allé chercher ce gros pot de miel à la cuisine ; mais répugnait à quitter son côté, Espoir serré entre eux comme un chaton auprès du feu.

La main sous sa nuque et la proximité de Brun la perturba. Le mal de tête s'amplifiait et bientôt, elle ne fut plus capable de réfléchir correctement. Ce contact ramena des souvenirs à la vie, des souvenirs qu'elle avait pourtant cherché à supprimer de sa mémoire, mais son corps lui n'avait pas oublié et lui transmit une vague de chaleur qui la fit souffrir autant qu'elle lui fit du bien. Elle aurait préféré de loin un tissu frais sur le visage, mais devait se contenter de serrer les dents et de repousser les sensations éprouvées par un contact identique des mois en arrière.

Rapidement, la présence de son enfant apaisa son trouble et elle tacha de se concentrer essentiellement sur l'odeur et sur le corps de son fils tout prêt d'elle.
Pourtant, elle percevait les mouvements de Brun et comprit qu'il s'était installé auprès d'eux puis lui avoir placé l'équivalent d'un oreiller derrière sa tête. Elle lui en était reconnaissante mais ses pensées n'arrivaient pas réellement à se fixer, sa tête semblait prise dans un étau qui lui comprimait les tempes et lui barrait le front.

Elle sentit ses doigts sur son visage et comprit qu'il la débarrassait  de ses cheveux humides. La subite panique de Brun face à la situation aurait dû la faire rire, mais combinée à sa douleur, la jeune femme ne réussit qu'à articuler un "non" agacé.
De l'eau lui aurait fait du bien, un thé, un linge humide peu importe, elle n'arrivait pas à le formuler.
Voulant toucher son enfant, elle remonta sa main en pliant le coude mais rencontra à la place l'avant-bras nu de Brun. Elle s'immobilisa un instant, surprise avant que sa main ne reprenne sa place initiale.
Espoir se tut et pour continuer à le rassurer, elle murmura une première fois :

- Je suis là...
La seconde fois, elle prononça les mêmes mots mais avec plus de conviction, comme si elle s'octroyait la certitude de ne pas s'être perdue en chemin.
Lui aussi était là, il était revenu et elle s'en sentit soulagée malgré le piètre tableau de famille que la scène devait présenter.

Alisel semblait être revenue à elle, ou du moins à Espoir. Le déserteur en fut soulagé. Son "non" laconique et irrité (à moins que ce ne fut le ton naturel de sa voix, il commençait à se demander) ne lui permettait pas vraiment de l'aider. Il lui fallait prendre les devants.

- Je reviens, dit-il tout bas en se relevant, même s'il doutait qu'elle y accordasse une quelconque attention.

Il s'éloigna vers la cuisine, prit le pot de miel avec une cuillère, versa dans un godet l'eau refroidie de la bouilloire et revint s'assoir à ses côtés.

Pouvait-elle boire seule ? Il ne voulait pas en faire trop, aussi le lui tendit-il simplement. Il touilla pensivement le miel, peut-être aurait-il dû en mettre dans le godet ? Mais l'eau était trop froide, le miel n'allait pas diluer...

Il se tira de ses pensées désordonnées pour se concentrer sur Espoir. L'enfant ne sanglotait presque plus, agrippé à la chemise de sa mère. Peut-être devait-il le prendre pour lui permettre de se reposer ? A moins que la présence de son fils ne la rassure, à moins que son fils ne se remette à crier dans ses bras étrangers...

Dépassé par la situation, Brun ne fit rien qu'oser demander, après un temps apaisé :
- Que s'est-il passé ?

Acuité profita de cet éloignement pour tenter de se remettre de ses émotions qui choisissaient le pire moment pour se remémorer à elle. La migraine martelait sa tête avec une grande intensité et elle devait par dessus cette douleur physique, se débarrasser de ses souvenirs devenus trop vifs par un simple contact. C'était ridicule !
Elle remonta son bras et se barra le visage avec, désappointée. Brun revint s’asseoir à ses côtés. Pouvait-elle se redresser ? Il le fallait mais elle n'en avait pas le courage dans l'immédiat.
Elle aurait voulu lui demander de recoucher Espoir, mais n'osait pas lui imposer de s'occuper de son fils. Au final, rien ne bougea durant un instant, le silence les enveloppa, avant qu'il ne le rompe en posant la question logique après tout cette agitation.
Acuité dévoila son visage en baissant son bras et essaye de fixer le maître d'armes droit dans les yeux. Elle avait du mal à faire le point, il lui apparaissait flou et elle grimaça, agacée entre souffrance et incapacité.
Lorsqu'elle crut comprendre qu'il la regardait également, elle lâcha :

- J'ai artisé.

Devant la réaction de Brun, elle précisa alors :

- Vainqueur, je lui ai dis que tu étais là.

Le déserteur essaya de ravaler sa contrariété. Il essaya de regarder Acuité avec compassion - elle avait l'air vraiment éprouvée - mais n'y arriva qu'à moitié.

Par El pourquoi faisait-elle toujours le contraire de ce qu'il lui demandait ?! Ne l'avait-il pas avertie explicitement, la veille, des risques à prévenir Vainqueur ? Mais dès qu'il avait le dos tourné, elle se jetait dans les bras - ou plutôt dans la gueule - de son grand cousin ! Sans parler du fait qu'elle n'était manifestement pas assez forte pour Artiser, et venait de se mettre en danger.

Il aurait été dans de beaux draps si elle était restée là, inconsciente comme ces Artiseurs séniles avant l'âge qui s'étaient laissé mourir de faim ! Ils étaient dans de beaux draps maintenant que Vainqueur savait qu'il était arrivé à bon port !

Il ne tolérait pas sa proximité à cet instant. Il s'était sans doute trompé sur Acuité. Peut-être que ce "point chaud" qu'il s'était trouvé n'était qu'une réaction à son mauvais caractère.

- Je vais coucher Espoir, grogna-t-il, et il enleva son fils dans ses bras.
L'enfant sanglota un peu, mais se calma vite une fois qu'il eut trouvé sa place sur le torse paternel. Brun marcha un peu dans la chambre, pour calmer ses nerfs plus que ceux de l'enfant, puis le coucha. Espoir chouina un peu et il lui laissa sa main, assis au pied du lit. Sa main qui recouvrait entièrement le poitrail de l'enfant, qui bientôt s'endormit. En un sens et pour la première fois, ils s'apaisèrent mutuellement.

Le déserteur serait volontiers resté ici, mais la mère aussi, peut-être, avait besoin de lui. Malgré tout. Pour le meilleur et pour le pire, n'était-ce pas ce qu'on disait ? Même s'ils n'étaient pas mariés et ne le seraient sans doute jamais.

Comme lui auparavant, Acuité s'était assise par terre et avait bu son godet. Le déserteur le récupéra et continua vers la cuisine.
- As-tu de l'écorce de saule ? dit-il en fouillant dans les placards.
Mais c'était peu probable et il finit par renoncer. Il remit la marmite de viande sur le feu : il fallait qu'elle mange. Il déposa à ses pieds un nouveau godet d'eau, déplia le pull-oreiller pour le poser sur ses épaules sans tendresse particulière, et revint au feu.

Surveiller la cuisson lui fournissait l'excuse parfaite pour ne pas la regarder. Elle avait l'air misérable et cela le rendait furieux, parce qu'elle s'était mise elle-même dans cet état.

- Que t'a-t-il dit ? demanda-t-il d'une voix vibrante, puis :
- Pourquoi t'es-tu évanouie ?
Car il n'était pas habituel qu'une simple conversation, fut-elle mentale, la mette dans cet état. Vainqueur s'en était-il pris à son esprit ?

Brun réagit rapidement. Il ne dit rien non, mais elle ne comprit que trop bien à quel point il était excédé. Elle soupira discrètement en se couvrant à nouveau le visage de son bras. Tout ceci l'épuisait.
Contre toute attente, il lui indiqua qu'il allait coucher Espoir. A nouveau, elle perçut sa contrariété mais n'ajouta rien, trop heureuse qu'il s'occupe de leur fils. Elle n'était simplement pas en état de le faire.
Tandis qu'il s'affairait, elle tenta de se relever. La première fois fut un échec cuisant, qui lui fit se cogner le coude sur le sol. Les dents serrés, elle persista et finit par s’asseoir sur son séant, les jambes légèrement repliées sur le côté. Là elle découvrit le godet qu'il avait déposé non loin et en but une gorgée avant de le vider entièrement. Sa vue s'améliorait sensiblement et elle se contenta de fixer un point dans un premier temps.

Brun revint d'un pas trop vif, qui ne laissait rien présager de bon pour la suite. Il ramassa le godet et fila vers la cuisine, ouvrit les placard, demanda de l'écorce de saule et referma tout.
Elle ne répondit toujours pas, sa migraine passerait avec la nuit, pourquoi par Eda perdait-il autant d'énergie ?
Il plaça une marmite sur le feu, revint à ses côté, déposa le godet plein, la couverture sur ses épaules. Bien que ses gestes semblaient être bienveillant, il paraissait agir sans une once de tendresse. Elle ne s'attendait pas à plus, persuadée qu'il reculait au possible le moment où il devrait laisser sortir sa colère refoulée.
Prenait-il son acte comme une trahison ? Peut-être. Elle l'observait de loin. Tourné dos à elle, il touillait le ragoût. Voilà qui lui donnait une excellente excuse pour chercher ses mots songea-t-elle.
Elle resserra la couverture sur ses épaules puis prit une nouvelle gorgée d'eau. Enfin il lui demanda ce que Vainqueur avait dit. Sa colère était aussi palpable que la tension qu'il instaurait depuis plusieurs minute dans la pièce de vie.
Rapidement, il ajouta une seconde question à laquelle elle ne s'attendait pas.

- Pas grand chose, lâcha-t-elle en le fixant. Je ne lui en ai pas laissé le temps.

Elle but à nouveau et poursuivit d'une voix plus lointaine :
- Artiser volontairement n'a jamais été mon fort, j'ai tendance à m'égarer plus que je ne le devrais...Une fois à portée du fleuve d'Art je...je n'ai jamais envie de revenir.

Ses doigts s'enroulèrent autours du godet et elle fixa son attention sur le fond de liquide qui tournait doucement.

- Tu peux gronder, tempêter autant que tu le souhaites Brun, ajouta-t-elle dans un soupir. On n'efface pas plus de dix ans d'amitié par une simple querelle. Il ne m'a rien dit mais j'ai senti son soulagement de te savoir entier et en vie.

Oui, elle avait sentit l'inquiétude de Vainqueur autant qu'une culpabilité sous-jacente, surement liée à leur dispute. Elle avait agit seulement parce qu'elle pensait bien faire, sauver l'amitié de ces deux là, trop orgueilleux pour le faire par eux-même.

La cuillère ralentit un peu. Le déserteur était surpris par la réponse d'Acuité. Il l'avait crue suffisamment douée pour "Artiser volontairement" et résister à la tentation qui, ainsi, avait causé son évanouissement. Et pourtant elle avait réussi à "couper le sifflet" de Vainqueur, pourtant réputé pour la puissance de son Art.

Il ne comprenait pas vraiment tout ça. Mais il pouvait comprendre la dépendance. Il pouvait comprendre l'attraction du vide. Sans son entrée impromptue, sans les pleurs d'Espoir, l'auraient-ils perdue pour toujours ?
Cette perspective le terrifia et sa cuillère se figea. Il s'imagina la perdre une deuxième fois. Se retrouver ici, avec Espoir. A l'autre bout du monde. Complètement seul.
Il ne se sentait pas à la hauteur.

- Dans ce cas n'Artise plus, gronda-t-il. Je ne peux pas...
La protéger contre elle-même. Ni même, sans doute, la protéger contre Vainqueur.

Ses mots étaient tétanisés. L'odeur de brûlé le rappela à la réalité.

Le déserteur recommença à s'activer. Il retira la marmite du feu, la porta jusqu'à la cuisine, servit sans élégance les morceaux de lapin et d'oiseaux grillés dans une assiette et rapporta le tout à Acuité. Malgré son irritation, il n'allait pas poser ça à ses pieds comme à un chien. Alors il s'assit face à elle et posa le tout sur ses genoux.
- Mange, dit-il, et comme elle continuait à le regarder d'un air suspicieux, comme s'il pouvait exploser à chaque instant, et soupira et poursuivit :
- Je ne veux pas que nous nous querellions encore. Je veux seulement que tu respectes mes choix, comme je respecte les tiens... désormais (ajouta-t-il en voyant ses sourcils se courber). Ma relation avec Vainqueur n'est pas ta responsabilité.

Elle ne devait et ne pouvait rien y faire. Ça n'était pas une "simple querelle", mais il ne pouvait pas lui expliquer.

- C'est sa cousine héritière Loinvoyant que Vainqueur a dû être soulagé de savoir entière et en vie, souffla-t-il, dépité.
Après tout Acuité n'était pas sensée savoir que Shyrin avait vendu la mèche, et qu'il avait avoué par la suite leur nuit et ses conséquences. Vainqueur avait-il posé des questions sur Espoir ?
- Que lui as tu dit d'autre ? demanda-t-il, masquant son inquiétude. Peut-il nous recontacter par l'Art ? Toi... ou moi ?

Étaient-ils à l'abri ? Vainqueur avait mis son œil sur lui, Vainqueur lui avait parlé. L'espionnait-il depuis le début ? Pouvait-il avoir accès à tout moment à son esprit ? Ou l'avait-il définitivement chassé, là-bas sur la route noire ?

Brun gronda à nouveau, Acuité soupira. Il n'acheva pas sa phrase cependant et cela suffit à la jeune femme. Encore un ordre. Depuis qu'il était arrivé, il ne lui donnait que des ordres. Fais ci, ne fais pas ça ! Elle se sentait brimée et ajouté à son mal de crâne, cela n'aidait en rien sa patience. Elle se frotta l’arrête du nez, faisant au mieux pour calmer sa douleur. Les yeux clos, elle tachait de reconstituer les pièces du puzzle depuis son arrivée.
Il lui avait dit venir pour elle et pour Espoir, il lui avait dit que Shyrin avait fini par lui avouer. Et si elle en avait parlé à Vainqueur également ? Ce dernier n'avait pas eu l'air surpris lorsqu'elle l'avait artisé. En outre, un détail lui revint en mémoire. Lorsqu'elle lui avait tiré dessus, il avait hurlé quelque chose au sujet d'un assassin, envoyé par Vainqueur. Il ne lui disait pas tout.
Pourquoi ? Et que cachait-il vraiment ?

Il revint s'installer près d'elle, un bol de ragoût sur les jambes. Avait-il encore faim après tout ça ? Rien que l'odeur lui donnait la nausée.
Il ordonna à nouveau, de manger cette fois et elle dut se retenir de lui faire une réflexion.
Devant son expression, il tenta de désamorcer l'ambiance électrique, arguant qu'il ne souhaitait pas se disputer.
Les querelles faisaient parties de leur relation. Ils ne pouvaient faire sans, ils fonctionnaient avec de la colère depuis le début. Elle devait certainement le rendre fou de rage la plupart du temps, il la rendait hystérique.
Elle se contenta, toujours sur ses gardes, de piocher un tout petit morceau de viande, du bout des doigts pour ne pas l'offenser, le mâchonna rapidement avant de l'avaler avec une gorgée d'eau.
Elle l'observait toujours lorsqu'il revint à la charge au sujet de l'échange d'Art, il devait avoir peur des mots prononcés par Vainqueur ou par elle-même. Par Eda pourquoi ? Et pourquoi s'inquiétait-il d'un nouvel échange ?
N'y tenant plus elle explosa, guidé par les battements de coeur fiévreux dans ses tempes.

- Par Eda, Brun ! Arrête ! Tu vas me rendre folle !

Sans délicatesse elle rejeta la couverture sur ses épaules et essaya de se lever en s'appuyant sur le tabouret le plus proche. Ses jambes flageolèrent un moment et elle faillit retomber sur les fesses, mais elle tint bon, les bras et les doigts crispés sur le bois.
Vacillante, elle le toisa cependant.

- Cesse de me prendre pour une idiote, renchérit-elle en baissant le ton pour ne pas réveiller son fils. C'est la dernière fois que je te le demande, qu'est-ce que tu refuses de me dire ?

Tanguant légèrement, elle affirma son regard dans le sien autant que possible. Son crâne semblait sur le point d'imploser. Des perles de sueurs se formaient déjà sur son front, face à l'effort qu'elle fournissait.

- Le jour où je t'ai tiré dessus, tu as parlé d'un assassin envoyé par Vainqueur ! Dis moi la vérité, maintenant ! ou je fais le serment de questionner Vainqueur en personne !

Son cerveau compulsait toutes les possibilités.
Causes et conséquences.
Aveux et risques.
Jusqu'à ce que l’exposition d'Acuité le souffle. Aussi épuisée soit elle, elle trouvait encore la force de lui crier dessus.

Le déserteur eut toutes les peines du monde à ne pas l'aider à se relever. Il lui semblait que la fierté de la jeune femme ne le tolèrerait pas. Pourtant elle semblait vraiment en souffrance et il craignait qu'elle s'écroule d'une minute à l'autre.

Il leva les mains en signe d'apaisement avant de la regarder d'un air pénétré.
Que pouvait-il lui dire ? Plus elle parlait et plus il se sentait mis au pied du mur.
Elle était persuadée qu'il lui cachait quelque chose. Pouvait-il encore nier ?
Elle se souvenait de ses paroles de désespoir dans la forêt. Pouvait-il les ravaler ?
Elle menaçait de se tourner vers Vainqueur. Pouvait-il la laisser consumer dans l'Art le peu d’énergie qu'il lui restait ?

Non, il ne le pouvait pas. Il pouvait seulement essayer de rendre les choses moins laides, moins angoissantes.

- Très bien. Rassied-toi s'il te plait, céda-t-il, la voix et la mine grave.
Il n'en dit pas plus jusqu'à ce qu'elle se soit installée sur son tabouret. Alors il reprit, usant de mots mesurés :
- Vainqueur souhaite ton retour dans les Duchés. Je crois qu'il attend de voir ce que nous allons décider. Par l'Art.

Et, plus à cœur :
- Je lui ai dit que je ne te ramènerai pas, si telle n'était pas ta volonté. Tu as ma parole. Je te l'ai déjà donnée.
Il n'avait plus qu'à espérer qu'elle le croirait. C'était la vérité, sinon toute la vérité.

Il leva les mains en signe de paix. Paix ?? Le menaçait-elle ? Oui, un peu mais de pas grand chose malheureusement, elle n'était pas en état de faire quoique ce soit.
Après l'avoir regardé un instant, il lui demanda de bien vouloir s'asseoir. Son ton avait changé et elle comprenait bien qu'il tentait de calmer l'atmosphère des lieux.
Elle se résigna à faire également un effort et s'installa sur le tabouret, les mains agrippées aux bordures de bois pour se donner une stabilité nécessaire. Elle le laissa parler, avala ses paroles et demeura un instant silencieuse sans le quitter du regard, peut-être ajouterait-il autre chose ? Car il manquait certains éléments.

Elle croisa les bras sur sa poitrine après s'être essuyé le front et demanda légèrement désabusée :

- Donc il savait que j'étais en vie bien avant ce jour. C'est pour ça que vous vous êtes disputés ? Tu as refusé d'obéir bêtement ?

Cela lui semblait tellement improbable. Ils étaient les meilleurs amis du monde, jamais ils ne se seraient disputé au point que Brun quitte les Duchés. Elle tacha de se souvenir de tout ce qu'il lui avait dit depuis son arrivée, chercha les incohérences, mais c'était trop dur, son cerveau ne le lui permettait pas présentement.

- Tu as parlé d'un assassin, envoyé par Vainqueur, assura-t-elle. Es-tu traqué ? Pourquoi ? Qu'as-tu fait de si terrible pour que Vainqueur ai envoyé un assassin à tes trousses aux confins du continent ?

Le déserteur acquiesça en silence, puis secoua la tête.
- Non, je ne suis pas traqué. Je n'ai rien fait de mal. J'étais épuisé, j'ai cru... qu'à cause de mon refus, Vainqueur avait envoyé quelqu'un d'autre. Et comme on me tirait dessus...

Il regrettait vraiment ses paroles inconsidérées, là-bas dans la forêt. Un instant de faiblesse qui, bien sûr, n'avait pas échappé à Acuité.
- Je n'étais pas vraiment en situation de réfléchir, finit-il dans un rire sans joie.
Il espérait que ce souvenir coupable dissuaderait Acuité de s'y attarder.

Interrogation muette, il pointa son assiette. Elle ne mangeait pas ? Elle devait reprendre des forces. Pouvait-elle dormir après tout ça ?

Lui ne se sentait pas la force de ressortir dans le froid, tenir sa garde. Il en venait presque à regretter que Vainqueur n'ait pas clairement énoncé ses intentions. S'il avait l'Art, il lui aurait demandé. L'expectative le rongeait déjà.

Il ne pouvait pas pour autant renoncer à les protéger. Assis au pied du lit, aucune intrusion ne pourrait lui échapper.
- Puis-je dormir avec toi ? demanda-t-il à Acuité.
La goujaterie de sa question ne l'effleura pas. Il était au-delà de ça.

Sa version se tenait, du moins autant que possible vu l'état dans lequel la jeune femme se trouvait. La douleur de la migraine persistait, mais elle en avait connu d'autres. A nouveau, elle tenta de recoller les morceaux, mais la tâche s'avéra trop ardue pour y arriver maintenant. Demain peut-être, non surement.
Elle devait comprendre, elle devait savoir. Au fond d'elle, elle était certaine que ce n'était pas si simple. La simplicité n'était pas le fort des Loinvoyant. Il suffisait de voir le plan qu'elle avait du élaborer pour en arriver là aujourd'hui.

Et demain que se passerait-il ? Brun voulait qu'elle lui présente les Montagnards mais se rendait-il compte des réactions que cela pourrait provoquer ?
Ils prendraient son arrivée comme une bénédiction ! Alisel a été retrouvé par son amoureux, loin du domaine familial, restez ici et mariez-vous, vivez heureux ! Par Eda...

Elle lança un regard à Brun et vit qu'il lui indiquait l'assiette à laquelle elle n'avait que peu touché. En réalité, sa migraine lui donnait la nausée et elle préféra ne rien avaler plutôt que de rendre le peu qu'elle avait ingurgité.
Affichant un air désolée, elle secoua doucement la tête.
Assise depuis un petit moment maintenant, toute colère retombée, la fatigue s'emparait d'elle facilement. Son corps tremblait encore par moment, mais elle savait qu'une bonne nuit la remettrait sur pieds.
Ses paupières déjà se firent plus lourde, chargées des émotions de la journée également.

Elle fut tellement surprise par sa dernière requête qu'elle manqua de tomber de son tabouret et usa de ses dernières forces pour ne pas vaciller, les mains toujours agrippées sur les bords de l'assise.

- Je...je te demande pardon ? bredouilla-t-elle persuadée d'avoir mal entendu.

C'était forcément cela, elle avait mal entendu ou mal compris. Il devait faire allusion au fait qu'elle avait déjà proposé qu'il prenne son lit, ce devait-être cela. Pourtant, sa proposition ne manqua pas de lui mettre le feu aux joues. Par Eda, elle se serait giflée de se sentir aussi nigaude, même après tout ce temps.

- Tu peux prendre mon lit, je te l'ai déjà dit, assura-t-elle en se levant bravement, un sourire embarrassé flottant sur ses lèvres.

Ses mains crispées, ses joues en feu. Au comportement d'Acuité, le déserteur comprit qu'elle avait mal lu ses paroles.

Sa première réaction aurait sans doute été de s'en irriter. Comme d'habitude elle voyait le pire chez lui. Mais la colère l'avait déserté. Et l'idée de leurs deux corps reposant sereinement dans le sommeil, l'un à côté de l'autre, n'était pas si désagréable. Peut-être que leurs corps pourraient trouver l'harmonie que ne trouvaient pas leurs esprits. Y avait-il eu de l'harmonie dans leur nuit ? Son souvenir était entaché par la culpabilité du lendemain. Il lui semblait qu'il y en avait eu.

Bien sûr Acuité ne dit pas oui. Elle n'était pas volatile au point de lui souhaiter d'aller mourir et de l'accueillir dans sa couche la même journée.

Le déserteur fut tenté d'accepter le lit, pour pouvoir au moins veiller sur Espoir. Mais Acuité tenait à peine debout ; il n'allait pas la chasser de ses quartiers. Comme sa vie, son confort n'avait pas plus d'importance que le sien.
- Non, merci. Tu es trop fatiguée, répondit-il à voix basse.

Fuyant la gêne qui s'était installée, il se leva à son tour et s'éloigna vers la cuisine pour ranger l'assiette et le godet. Puis il revint et s'assit auprès du feu. Il allait rester un peu ici, avant qu'Acuité aille se coucher. Allait-elle se laver à nouveau ? La transpiration luisait encore sur son front.

Son front à lui luisait d'onguent. Il passa ses doigts sur ses points. L'entaille cicatrisait. Il avait refait le bandage de sa cuisse dans l'après-midi. La plaie avait saigné suite à leur escapade dans la forêt.

Son pull gisait encore sur le sol, mais proche du foyer, sa tunique lui suffisait. Taillée pour la carrure de Jordken, elle flottait autour de son corps sec. Le déserteur réalisa qu'avec ses côtes apparentes et sa gueule cassée, sans parler de sa maladresse verbale, il n'aurait pas été celui qu'une jeune femme comme Acuité aurait choisi, même sans les mots et les coups durs. Il essaya de se rappeler du visage de Kex, et se promit d'être le plus civil possible, s'il le rencontrait le lendemain.

Elle fronça les sourcils. En quoi sa fatigue l'empêchait-elle de céder son lit ? Elle dormirait tout aussi bien sur le tapis près du feu.
De plus, elle ne pouvait en vouloir à Brun de désirer un lit après le voyage éprouvant réalisé. Cela lui semblait naturel, mais que penser de son désir de dormir auprès d'elle ?
Pour la première fois depuis son retour, elle se demanda vraiment s'il éprouvait quelque chose envers elle et ce qu'il voulait réellement.
Qu'il ait abandonné sa vie en Cerf pour la rejoindre ici lui semblait improbable, mais après tout pourquoi pas ?
Non c'était ridicule, elle devait se sortir cette idée de la tête. Sa migraine et sa fatigue lui embrouillait l'esprit.
Appuyé contre le mur, juste à côté de la porte de la chambre, elle l'observa. Brun rangeait ce qu'il avait préparé pour elle, Brun s'installait devant l'âtre, en somme Brun agissait comme s'il faisait parti des murs de cette cabane. Il n'était en rien un étranger.
Pourtant, c'était tellement étrange de le voir agir de la sorte, jamais elle n'aurait envisagé l'imaginer dans cette situation une année auparavant.
Cela lui faisait peur autant que cela piquait sa curiosité et sans cesse, le "pourquoi" rebondissait dans ses pensées...

- C'est d'accord, s'entendit-elle énoncer. Ne réveille pas Espoir en poussant la porte.

Par Eda...Elle chassa une mèche de cheveux légèrement collée à sa peau d'un geste délicat de la main avant de poser la main sur la bois de la porte donnant sur la chambre.

Pour une raison inconnue, Acuité changea d'avis. Le déserteur la regarda disparaître derrière la porte, un peu confus. Avec quoi était-elle d'accord exactement ? Avec ce qu'il avait demandé ou avec ce qu'elle avait cru comprendre ?

Il chassa ces pensées. Le résultat serait le même.

Afin que la situation ne soit pas trop gênante, il attendrait qu'Acuité soit endormie. Après avoir contemplé le feu, il attira la bassine vers lui et se nettoya les mains avec soin, enlevant le sang qu'il avait encore sous les ongles après avoir vidé les deux bêtes. Puis il alla chercher ses couvertures dans la réserve. Il faisait un froid glacial. Il était bien content de ne pas dormir là ! Il vérifia la présence de se dague à sa ceinture, renonça à prendre ses autres armes, glissa un petit morceau de bois dans sa poche et rentra. Il remit son pull, nourrit le feu, souffla les chandelles et poussa la porte de la chambre avec toutes les précautions du monde, comme Acuité l'avait demandé.

Malgré tout elle grinça. Espoir ne broncha pas, et Acuité semblait dormir. Couchée dos à lui, sous les couvertures, il ne distinguait d'elle que sa chevelure répandue, flaque grise à la lumière de la lune.

Contre le mur entre le lit de la mère et celui de l'enfant, il mit la première couverture en boule pour lui servir de coussin, s'assit à l'équerre et recouvrit ses jambes avec la deuxième. Il sortit sa dague et la posa sur sa cuisse, sous la couverture. Face à la fenêtre, il pouvait contempler les couleurs grises et noires du ciel, et écouter les respirations régulières.

Venait-elle vraiment de lui donner son accord pour qu'il vienne dormir à ses côtés ? Oui, elle l'avait fait et mesurait à présent les conséquences qui pourraient en découler.
C'était ridicule, ils étaient tous deux des adultes, elle devait chasser ses idées confuses de son esprit.
Une fois dans la chambrée, elle usa de la lumière lunaire pour nettoyer son visage avec une petite serviette qui trônait près du broc d'eau. Son regard s'égara vers la fenêtre où la nuit était claire. Les étoiles scintillaient et le vent soufflait doucement. Elle épongea l'humidité de sa peau et alla voir son bébé. Espoir dormait paisiblement et cette vision l'apaisa instantanément.
Un sourire tendre se dessina sur ses lèvres et elle se coucha. Elle ne savait pas vraiment comment se mettre et jugea peut-être plus aisé de se placer face au mur, au moins ne pourrait-il pas la voir.

Emmitouflée sous les couvertures, elle sombra rapidement dans un sommeil noir et vide de rêve qui lava son cerveau de la migraine.
Pourtant, le grincement de la porte l'éveilla. Bien qu'elle demeura immobile, elle entendait les mouvements de Brun et devinait ce qu'il faisait. Rapidement, elle comprit qu'il ne la rejoindrait pas dans la couche.
Que pouvait-il bien faire alors ?

Lentement, elle dégagea la couverture et avança vers les pieds du lit. Là, elle découvrit le déserteur, assis, le regard rivé vers la fenêtre. Comptait-il dormir assis ?
Elle inclina doucement la tête sur le côté, intriguée. Elle le surplombait très légèrement et dès qu'il croisa son regard, elle chuchota :

- Tu ne comptes pas dormir ?

A peine fut-il installé que le déserteur entendit le corps d'Acuité bouger. Il se tourna vers elle, hissée au bord du lit. Dans l'obscurité, il voyait ses yeux briller.
- Tu ne comptes pas dormir ? chuchota-t-elle.

La gênait-il ? L'avait-il réveillée en entrant dans la chambre, ou n'avait-elle pas encore trouvé le sommeil ? Pour lui l'excuse était toute trouvée.
- Je mets toujours plusieurs heures avant de m'endormir, chuchota-t-il en retour. Ne fais pas attention à moi.

Sans doute à cause de cette proximité qu'ils partageaient, le mensonge lui parut plus gros que les autres. Il lui avait beaucoup menti aujourd'hui, et depuis son arrivée. Il avait menti avec conviction, mais il s'était livré, aussi. Il avait même appris des choses sur lui-même.

Il avait la conscience plus tranquille que tous ces mois précédents, où il l'avait crue souillée, morte et abandonnée.

Elle demeura un moment immobile à le regarder. Sa réponse était claire, il dormirait assis par terre. Elle trouva cette idée stupide, son état nécessitait un vrai sommeil réparateur. Pour autant, elle n'en dit rien, ne souhaitant pas de dispute, encore. Elle était lasse et si sa migraine s'éloignait, la fatigue l'enveloppait depuis trop longtemps désormais. Perdue dans ses pensées, elle ne comprenait pourquoi Brun agissait ainsi, pourquoi lui demander de dormir avec elle s'il envisageait de faire le pied de grue en bas du lit. Cela n'avait aucun sens, à moins que dormir avec elle ne signifia seulement dans la même pièce ? Auquel cas il aurait pu au moins envisager de prendre une paillasse.

Pendant qu'elle y réfléchissait, ses paupières se firent plus lourde à force de le fixer ainsi. Était-elle vraiment éveillée ou rêvait-elle ? Elle ramena son bras replié devant elle sur le bord et y posa sa joue en fermant les yeux. Dans le même temps, son autre main se tendit vers le Maître d'armes et toucha ses cheveux. Comme elle regrettait qu'il les eut coupés ! Quelle folle idée l'avait encore traversé !
Ses doigts s'attardèrent dans les mèches courtes au dessus de sa nuque.

- Rien ne méritait le sacrifice de tes cheveux, murmura-t-elle au bord de l'endormissement. J'aimais bien tes cheveux.

En réalité, elle les aimait plus que bien. La coiffure des guerriers lui allait bien, même si cela lui donnait un côté bien trop austère et sérieux. Elle aimait cette part de lui et c'était probablement ce qui l'avait attiré en premier lieu. Ce côté inaccessible, ce respect de l'étiquette qu'elle avait tout autant maudit lorsqu'il l'avait repoussé à plusieurs reprises. Brun était-il en réalité un caprice de sa part ?
Non.
Après qu'il lui eut demandé de retirer sa robe, après l'avoir entraînée dans sa couche, elle avait défait le lien en cuir qui retenait sa queue de guerrier et avait découvert son visage au dessus du sien, encadré par ses cheveux bruns. Cette image était restée gravée dans sa mémoire, jamais elle ne l'avait trouvé si beau. Tandis qu'il l'embrassait, ses mêmes cheveux caressaient son visage lui offrant un peu de douceur et de tendresse dans leurs ébats qui ne contenait rien d'autre qu'une envie violente d'assouvir un désir. Longtemps, elle avait songé qu'il avait voulu la punir de son inclination envers lui pour la posséder avec une ardeur si peu mesurée, elle n'y connaissait rien alors, ne se fiant qu'à son instinct. Puis elle avait compris avec le temps, que cette nuit là, l'alcool avait parlé pour lui. Probablement ne se souvenait-il plus de rien mais elle ne lui en tenait pas rigueur.
Elle conservait cette image avec affection et l'emportait avec elle dans son sommeil.

Au bord du lit, Acuité adopta une posture enfantine : la joue écrasé sur le bras, l'autre bras voyageant dans les airs jusque dans... il frissonna... ses cheveux...
Ses paroles étaient enfantines aussi, que voulait-elle dire ? Qu'il n'aurait pas dû porter son deuil ? Mais cela, elle l'ignorait - non, ses mots étaient à prendre au pied de la lettre, dans leur spontanéité que procurait sans doute la relâche du demi-sommeil.

- Ils repousseront, comme les tiens.
La chose était drôlement formulée : il s'imagina avec les boucles blondes d'Acuité et rit tout bas.
En vérité ses cheveux avaient déjà commencé à repousser, bientôt ils lui tomberaient dans les yeux. Il allait devoir décider s'il les laissait repousser, souffrant une période intermédiaire ingrate, ou s'il les maintenait courts. Courts, c'était finalement commode, et le seul regret qu'il en avait eu était que ses oreilles soient livrées à l'air froid des Montagnes.

Sa main le chatouillait, et il l'attrapa comme on attrape un insecte. Mais ensuite il la garda, chaude, dans la sienne.

Espoir gazouilla et bientôt ce joli chant se transforma en pleurs propres à un estomac grondant. Le bébé avait faim et comme à son habitude, il réclamait sa mère dans le courant de la nuit.
Acuité émergea lentement, sa tête était lourde mais ne lui faisait plus mal, son cou en revanche...
Par Eda, quelle drôle de posture tenait-elle là ? Elle se redressa sur son coude et frissonna. Pourquoi était-elle à l'autre bout de son lit ? Elle balaya ce dernier du regard et constata que Brun n'y était pas. C'est alors qu'elle sentit sa main prisonnière.
Son regard dévia alors et suivit la courbe de son coude jusqu'à son poignet. Brun la tenait dans la sienne.

Pair : Brun dort
Impair : Brun est réveillé, il relâche instinctivement la main d'Acuité dès qu'il croise son regard.

Stupéfaite, elle demeura un moment interdite, jusqu'à ce que les cris de son fils ne la ramène à la réalité. Lentement, elle dégagea sa main qu'elle ramena à sa poitrine, poing fermé avant de se précipiter auprès de son enfant pour éviter qu'il n'éveille le déserteur.
Lui chuchotant des mots d'amour, elle le prit dans ses bras et détacha le lien fermant sa chemise. Espoir trouva rapidement la source de lait et se tut tout simplement.
Debout, face à la fenêtre, la jeune femme balançait doucement tandis que l'enfant tétait. Son regard observait l'obscurité, la lune et les étoiles; ses cheveux clairs se parèrent d'un halo blafard et avec son épaule dénudée on aurait cru à une apparition.

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