La nuit était tombée depuis longtemps sur Castelcerf et, avec la fête des Glaces qui se déroulait en ville, le château était plus calme que d'ordinaire. Presque silencieux. Le bruit des roues foulant les pavés de la cour parut assourdissant à Chiara. Lovée dans les bras de Vaillant, réchauffée par sa présence autant que par son corps, elle se sentait comme dans une espèce de brouillard cotonneux depuis qu'elle avait pris la décision d'accepter de revenir au château avec lui. Elle avait cessé de penser avec lucidité comme de peur que la raison la fasse fuir et s'enfermer dans sa chambre jusqu'au retour de Raki. Or, elle était déjà sous le charme de Vaillant et elle ne voulait rien lui refuser.

Guidé par une Malice qui portait décidément bien son nom, le cocher les mena jusqu'à une porte qui ouvrait sur l'aile des invités. Ils n'auraient pas à passer par les salles de réception, les couloirs officiels ou le grand escalier. Enfin la voiture s'arrêta et le silence parut soudain pesant à la duchesse. Le souffle court, impatiente autant que terrifiée, elle leva un regard incertain sur son compagnon.

- Nous y sommes, chuchota-t-elle d'une voix un peu tremblante.

C'était l'évidence même. A croire qu'elle devenait totalement idiote. Le silence s'abattit de nouveau sur eux jusqu'au moment où elle se décida à se reprendre et à bouger. Elle le laissa descendre le premier et lui tendre la main. Ses doigts gantés glissés dans les siens, elle descendit le marchepied et se trouva soudain trop exposée. Le front rougissant, elle sourit pourtant bravement. Ses domestiques faisaient bien les choses, à croire qu'ils en avaient l'habitude, il n'y avait personne pour les voir. Sa capuche rabattue sur son visage, elle suivit alors celui qui allait devenir son amant sous peu à travers les couloirs et les escaliers jusqu'à ce qu'ils atteignent la porte de sa chambre.

C'était bien la première fois qu'elle allait pénétrer dans la chambre d'un homme autre que Raki ou Songe et elle fut brusquement intimidée. Ses doigts se resserrèrent autour de ceux du jeune homme comme une supplique alors qu'elle levait les yeux pour le regarder à nouveau. Ce qu'elle vit alors la rassura tout en lui tournant définitivement la tête. Le désir qu'elle lisait dans ses yeux répondait parfaitement à celui qui brûlait le creux de ses reins. Ils se voulaient avec une intensité rare. Franchissant un nouvelle étape avec détermination, elle mit la main sur la poignée et ouvrit elle-même la porte pour découvrir le royaume de Vaillant et le lieu qui abriterait leurs amours clandestines.

Ils n'avaient pas prononcé un mot depuis le Bourg. Le voyage donnait un caractère si peu spontané à leur échappée que leur décision de convoler devenait grave et cérémonieuse. Il avait dans la préméditation de l'acte un caractère solennel qui, conjugué aux tremblements de Chiara et à l’atmosphère fantomatique du château, avait quelque chose de lugubre.

Vaillant lui-même, alors que les cahots du pavé se répercutaient dans ses articulations, se sentit pris par le doute. Il était résolu à fauter, mais serait-il à la hauteur ? Il n'avait pas touché une femme depuis son accident et, s'il avait perdu au lit autant de ses capacités qu'à l'épée, la Duchesse serait déçue de la joute. Mais plus ils s'approchaient du château, et de sa chambre, plus la crainte laissait place au désir, et lorsqu'ils parvinrent devant sa porte, il est certain qu'il avait pris toute la place.

Ce fut Chiara qui ouvrit la porte, découvrant ses appartements. Cela le prit au dépourvu mais il fut heureux de pouvoir la refermer sur Malice, qui s’effaça dans les couloirs gris comme dernier témoin du monde extérieur. A l'intérieur, tout était rouge et or, un peu pompeux peut-être mais certainement chaleureux. Un automne flamboyant que faisaient miroiter les braises de la cheminée.

Comme le domestique qu'il n'était pas, Vaillant pris le manteau de Chiara et l'invita à s'assoir sur le vaste canapé qui faisait face à une table basse. Elle put y admirer la bibliothèque où se battaient quelques livres, à fonction manifestement décorative ; noter l'absence de bureau, faire semblant de ne pas remarquer le lit massif à l'autre extrémité de la salle.

Sous son regard, le jeune homme réalisa que cela devait paraître grossier et pitoyable à la Duchesse. Elle, avait certainement plusieurs pièces dans ses appartements. Lui n'avait pas à se plaindre, la pièce était vaste et bien orientée, jouissait d'une température appréciable dans ce château glacial et d'une belle lumière. Elle lui avait parut très satisfaisante jusqu'ici, mais jusqu'alors il ne fréquentait pas de Duchesse. Aujourd'hui il avait honte de ce qui criait son appartenance à la moyenne noblesse : une chambre où l'on dormait et l'on recevait dans la même pièce, où seuls tentures et tapis lui appartenaient. Où les meubles avaient déjà vécu, où le lit...

Quelque chose faillit lui échapper dans le meuble où il farfouillait. Calmant son corps et ses esprits, il en sortit une bouteille et deux verres élancés, et revint s'assoir près de son invitée. Il sentait bien qu'elle était nerveuse et voulait faire les choses dans les formes. Courtiser une femme tétanisée ne l'intéressait pas. Il y avait les filles de cuisine pour ça.

Il leur aurait volontiers servi quelque chose de plus fort, mais il voulait qu'elle goûte le vin des Fructurive. Le vin de Bauge et de son soleil, qui n'avait rien à envier à celui de Rippon. Face à eux, sur une tenture, il se couchait sur la surface miroitante Lac Bleu ; au loin, les vignes et leurs promesses.

Le goulot tinta contre le cristal. Il ne dit pas d'où venait le vin, il n'avait pas envie de passer, en plus de cette chambre, pour un petit propriétaire terrien. Mais son sourire brillait quand leurs verres s'entrechoquèrent.
- A nous, dit-il, et il attendit qu'elle ait prit une première gorgée pour venir manger le raisin sur ses lèvres.
Il l'avait bu cent fois, mais n'en avait jamais goûté de pareil.

Chiara avait un mal fou à se détendre. Elle se sentait empruntée, gauche, pas à sa place. Et c'était bien la première fois de sa vie qu'elle n'agissait pas comme en terrain conquis. Elle promena son regard sur la chambre et la trouva confortable, agréable. Vaillant y avait insufflé une ambiance chaleureuse malgré le peu de personnalisation possible. Elle se rendit compte que Vaillant était aussi nerveux qu'elle quand elle vit ses gestes maladroits et curieusement, cela la rassura quelque peu. Quand il revint auprès d'elle et leur servit du vin, elle sourit avec plus de naturel et goûta avec plaisir le breuvage.

- À nous, approuva-t-elle juste avant de tremper ses lèvres dans la coupe.

Délicieux. Au point qu'un soupir de plaisir lui échappa. Un soupir qui disparut aussitôt sous les lèvres exigeantes de Vaillant. Eda, que c'était bon. Encore meilleur ainsi ! Elle tâtonna pour reposer sa coupe sans cesser de répondre à ce baiser envoûtant, puis noua enfin ses mains autour du cou du jeune homme.

Alors que le baiser se prolongeait, se faisait plus langoureux, plus excitant, elle se laissa glisser sur le sofa plus près de son amant. Elle n'oserait pas se mettre sur ses genoux de crainte de le faire souffrir, mais elle éprouvait le besoin d'être contre lui à nouveau. Elle se retint encore un instant cependant pour reprendre son souffle.

- Attends, souffla-t-elle contre ses lèvres, une main contre sa joue. Je voulais te dire...

Elle recula juste assez pour le regarder dans les yeux, s'y perdre une fois encore.

- Je n'ai jamais fait ça... J'ai un peu peur... Je veux dire...

Elle déglutit et chercha ses mots pour poursuivre sans trop bafouiller.

- Je ne suis certainement pas comme les beautés dont tu as l'habitude... Sois indulgent... Je n'ai connu... que Raki...

Il lui était pénible de prononcer le nom de son mari ici et maintenant mais elle voulait qu'il comprenne qu'elle était intimidée par sa jeunesse, qu'elle manquait d'assurance dans ces circonstances. Pourtant elle était là, avec lui, parce qu'elle le voulait au point d'en avoir mal au ventre. Elle glissa les doigts dans l'échancrure de sa chemise pour caresser la peau toute douce au creux de son cou. Elle allait devoir lui dévoiler les imperfections de son corps et elle avait peur de lui déplaire, mais elle ne voulait pas reculer pour autant.

Chiara passa ses doigts sous le col de sa tunique. Voulait-elle qu'il l'enlève ? A l'instant même où elle exprimait ses réserves ? Ou ses excuses, comme si ce moment qui n'avait même pas commencé promettait d'être décevant. Avec la pudeur d'une vierge, qu'elle était presque finalement, ou pas du tout, accouplée cent fois avec ce mari qu'elle glissait entre eux comme un spectre indésirable.

Puisqu'il fallait attendre, Vaillant s'éloigna légèrement sur le sofa, et attrapa sa coupe qu'il porta à ses lèvres. Il prit le temps de déguster le liquide, le fit tourner dans son verre, puis le reposa.

- Ça n'a pas d'importance, dit-il comme au terme d'une délibération qui n'en était pas une.
Il n'attendait pas d'elle une quelconque performance. Il voulait juste qu'elle prenne une décision, et cesse de se comporter comme un petit animal effrayé.
- Si c'est vraiment ce que tu veux, bien sûr... ajouta-t-il en la sondant du regard.

Chiara crut s'étouffer alors qu'une brusque bouffée de colère l'envahissait. Déjà refroidie par l'éloignement physique de Vaillant dans un moment d'aveu aussi intime et difficile pour elle, elle vit rouge alors qu'il poursuivait avec sa remarque insidieuse.

- Comment oses-tu en douter ? Asséna-t-elle d'une voix vibrante de fureur.

Bondissant sur ses pieds, elle se mit à arpenter le tapis de la chambre tout en tentant de contenir l'explosion qui menaçait. Elle était abominablement angoissée à l'idée de faire une erreur monumentale et devait lutter pour oser exprimer un désir personnel et sincère quand elle avait impitoyablement étouffé tout ce qui risquait de lui nuire depuis plus de vingt ans. On ne se libère pas si facilement d'une tel carcan, surtout quand on se l'impose à soi-même.

- Je ne t'aurais pas cru si insensible ! Je crois avoir été plus que claire sur ce que je désire mais tu ne peux pas t'attendre à ce que tout soit facile et te tombe tout cuit dans le bec.

Elle stoppa brutalement ses allées et venues pour se planter devant le jeune homme, les yeux brillants, les joues rougies par la colère et le chignon en désordre après leurs égarements précédents.

- Tu es libre et jeune, toi. Je ne sais même pas pourquoi tu me regardes ainsi, pourquoi tu me convoites. J'ai peur et il me semble que c'est naturel quand on s'apprête à piétiner vingt années de serment de fidélité. Je ne peux pas être plus claire que je ne l'ai été : je te désire et je suis prête à courir tous les risques pour exprimer ce que je ressens pour toi. Que veux-tu de plus, à la fin ?!

Elle avait fini par réellement s'énerver, or il était fort rare que Chiara sorte ainsi de ses gonds. Vaillant pouvait se vanter d'être le premier et le seul à Castelcerf à l'avoir vu ainsi furieuse, décoiffée et peu soucieuse de l'image qu'elle renvoyait d'elle-même.

Avec incrédulité, Vaillant regarda Chiara jaillir du canapé, furieuse et échevelée. Qu'avait-il fait pour déclencher cette tornade ? Elle n'annonçait rien de bon pour la suite, pourtant il ne parvenait pas à la regretter : il avait l'impression de retrouver la Duchesse flamboyante qui l'avait séduit, pas la pâle vierge tremblante qui l'avait agacé. C'était ainsi qu'il la voulait, et il la contempla d'un regard rêveur jusqu'à ce qu'elle ait terminé.

Il leva les mains en signe d'apaisement, et dit :
- C'était une vraie question.
Prendrait-elle conscience du caractère exagéré de ses allégations ? Pourtant, elle avait raison sur un point.
- Je suis désolé de ne pas t'avoir fait la cour comme il faut. Je pensais que nous n'avions pas besoin de ça... toi et moi...
Il avait cru pouvoir brûler l'étape des colifichets et des serments, mais s'était trompé manifestement.

Aussi souplement que possible, il se leva du sofa et s'approcha. Il s'arrêta face à elle à une distance respectable et, à gestes lents, défit son chignon ébouriffé. Ses cheveux roux tombèrent en cascades sur cette épaules, avec une volute enivrante. Mais il s'efforça de garder la tête froide lorsqu'il murmura :
- Je sais que cette décision est difficile. Mais je ne peux pas la prendre pour toi. Tu dois choisir entre ta peur et ton désir.
Les deux sont incompatibles... souffla-t-il, sans concession, en effleurant du bout des doigts sa mâchoire et ses lèvres.

Figée, Chiara n'en croyait pas ses oreilles. Il voulait lui faire la cour ? Il approcha alors et elle retint un mouvement de recul. il avait une présence réellement impressionnante, elle se sentait à nouveau minuscule et vulnérable. Loin de se démonter pourtant, elle carra les épaules et redressa le menton.

Mais alors qu'elle se préparait à livrer bataille, elle se trouva brusquement désarmée par la douceur des gestes de Vaillant, ses doigts dans ses cheveux, son souffle proche du sien. Il l'acheva en caressant son visage avec une tendresse qui la fit frissonner. Sa respiration s'était bloquée dans sa gorge, réalisa-t-elle.

Ses lèvres tremblèrent un instant alors qu'elle rougissait, puis elle leva la main pour saisir celle du jeune homme au moment où ses doigts allaient quitter ses lèvres. Embrassant sa paume avec ferveur, elle retrouva le souffle pour lui chuchoter des mots doux, ses yeux rivés aux siens.

- C'est toi que je veux... Vaillant...

Elle fit un pas en avant et lâcha sa main pour poser ses deux paumes à plat sur son torse. Lentement elle les fit monter jusqu'à sa nuque puis se hissa sur la pointe des pieds, appuyée avec légèreté contre lui, et réclama un nouveau baiser, plus franc, plus ouvert, plus... Exigeant et prometteur. Déjà ses doigts s'étaient remis à parcourir son col pour trouver le lien de sa tunique, glisser les mains sous les épaules de sa veste pour la faire tomber le long de ses bras. Elle avait laissé sa peur dans un recoin de son esprit, l'enfermant à double tour pour enfin laisser éclater sa passion.

Cette fois il en était sûr : elle avait pris sa décision, et cherchait clairement à le déshabiller. Interrompant à peine leur baiser, il se débarrassa de sa veste et passa sa tunique par dessus sa tête, se retrouvant à demi-nu. D'un geste mécanique, il passa dans son dos le médaillon qui pendait au bout de sa fine chaîne en or. La médaille à demi-effacée était un cadeau de sa mère à l'effigie d'Eda ; la déesse n'avait pas besoin d'assister à ses ébats.

Car c'était bien cette idée, et elle seule, que Vaillant avait en tête. Il sentait qu'il en était de même pour Chiara, et espérait ne pas se tromper. Il essaya d'aller plus lentement mais c'était impossible, elle était là avec ses cheveux et sa langue et son odeur, et il ouvrit sans ménagement l'arrière de sa robe. Les agrafes sautèrent mais il n'en avait cure : sa robe était tachée de toute façon et il lui en avait offert une plus belle ; il avait assez pensé frippes pour la soirée, il était temps à présent de les enlever.

Il y avait en dessous tout un tas de choses embarrassantes, et il regretta, l'espace d'un instant, que Malice ne soit plus là pour les en dépêtrer. Il se retrouvait sot devant ces lacets, trop compliqués pour ses mains pressées. Il hésita. Il était sûr que Chiara profiterait de ce répit pour reprendre ces esprits et lui envoyer une gifle ou un cri, puisqu'il se comportait comme le pire des soldats. Il en convenait à présent... mais comment résister ?

Plaquée contre le torse nu, tiède et délicieusement musclé de Vaillant, Chiara poussa un petit couinement entre surprise et excitation alors qu'il ouvrait sans ménagement le dos de sa robe, faisant sauter plusieurs agrafes au passage. Il la rendait folle de désir, la tête lui en tournait à force. Au diable cette maudite robe, songea-t-elle en enjambant les épaisseurs d'étoffe échouées à ses pieds.

C'était bien trop long à son goût. Cette aventure était une folie mais ce serait pire s'ils prenaient le temps de réfléchir. Il fallait enfin assouvir ce désir brûlant sous peine de devoir y renoncer définitivement. Les passions étaient faites pour enflammer les corps comme des torches, pas pour durer éternellement. Par Eda, elle allait en mourir s'il ne la dévorait pas immédiatement ! Et si elle pouvait en plus recommencer encore et encore, s'offrir cette seconde jeunesse entre les draps de Vaillant ou même debout contre un mur, elle le ferait sans hésiter, réalisa-t-elle. il n'était plus temps de se poser des barrières, bien au contraire.

Impatiente et les doigts tremblants, elle glissa les mains dans son dos et dénoua les liens de ses jupons divers pour tout faire tomber. Bientôt il ne lui resta plus qu'une chemise simple sous le corset qui comprimait son buste. Elle revint alors à son amant et s'attaqua aux attaches de son bas. Il lui tardait de le contempler dans la splendeur de sa nudité. De le toucher surtout. Les lèvres contre son cou qu'elle dévorait de baiser et de morsures en remontant vers ses lèvres, elle contourna sa taille d'un frôlement et glissa les mains sous sa ceinture pour caresser ses fesses avec un gémissement d'envie.

- Vaillant... Supplia-t-elle d'une voix qui ne tremblait plus de peur mais de désir.

Tant pis pour le corset, il pouvait le baisser, le monter, le déchirer s'il voulait, tant pis pour ses bas, pour sa chemise et pour le reste, tant pis s'ils faisaient ça mal, trop vite et sans réfléchir, elle le voulait avec une violence rare. Tout de suite.

Contre toute attente, Chiara l'aida non seulement à la dévêtir mais acheva de le déshabiller lui-même. Ils y étaient, lui en tenue d'Adam, elle jambes nues dans son corset encombrant. Il n'était plus question de colifichets et de serments.

Électrifié par ses morsures et ses gémissements, Vaillant souleva la petite Duchesse pour la porter jusqu'au lit. Mais un éclair de douleur le traversa, lui rappelant brutalement son état. Il tituba jusqu'au proche sofa où ils s'écroulèrent tous les deux.

Vaillant reprit vite ses esprits, se souleva pour la libérer de son poids. Lui avait-il fait mal ? Non, elle riait, ses cheveux roux étalés autour de sa tête comme une sorcière des haies. Sous sa clavicule, les taches de rousseur se précipitaient vers son corset, sa poitrine oppressée...

Renonçant à tout contrôle sur lui-même, Vaillant y enfouit son visage. Il l'écrasa à nouveau de tout son poids - puis, alors que leurs bouches se retrouvaient, se fraya un chemin entre ses cuisses qui glissaient comme des nageoires. Étrange sirène des contes anciens...

Bientôt il plongeait en elle comme un mer inconnue.

Après quelques va-et-vient, Vaillant était déjà au bord du gouffre. Chiara l'emprisonnait entre ses jambes et le pressait d'aller toujours plus vite et plus loin. La douleur se mêlait au plaisir, un plaisir aigu dans lequel il s'oubliait... jusqu'à ce qu'une voix le ramène à lui.

Il se figea dans son élan et dévisagea Chiara.
- Quoi...? souffla-t-il, hors d'haleine.
Mais elle n'avait rien dit.

Il se dégagea de ses membres et s'assit sur le sofa. Elle n'avait rien dit. Qui...?

Il se plongea dans l'Art à la recherche de la voix. La trouva sans peine. Il était grand ouvert...
- Va-t-en ! cria-t-il par l'esprit, hargneux, à l'intention d'Acuité.
Elle disparut aussi vite qu'elle était arrivée, le laissant seul avec sa honte. Ils l'avaient entendu ! Ils l'avaient tous entendu !

Effrayé, il jeta un regard à Chiara, nue sur le canapé. Avait-il laissé filtrer son identité ? L'avait-il exposée ? La lumière perçait entre ses murailles défectueuses. C'était comme faire l'amour en plein jour.

Mais il ne pouvait pas lui dire. L'air bouleversé, elle se levait sur les coudes. Que pouvait-il lui dire ? Elle allait croire... elle allait croire ce qu'elle voyait : il n'avait plus de vigueur, plus de virilité, il avait abandonné la joute avant qu'elle ait véritablement commencé.

Encore une fois, il perdait au combat. A cause de Vainqueur. Et d'Acuité. Et Chiara ? Qu'allait-elle penser ?

Il prit sa tête dans ses mains. Il ne voulait pas la regarder.

- Vaillant... Gémit une Chiara éperdue, coupée dans son élan, alors que le jeune homme stoppait brusquement ses va et vient sauvages entre ses cuisses.

Il se retira tout aussi brutalement et s'assit sur le sofa comme en proie à une violente migraine ou quelque chose du genre. Pétrifiée, les yeux écarquillés alors qu'elle redescendait violemment sur terre, elle se recroquevilla sur elle-même alors qu'il lui jetait un regard étrange. Elle se sentit soudain très exposée, vulnérable. Honteuse, elle resserra les jambes et se redressa lentement en tentant de dissimuler sa poitrine.

C'est alors qu'elle vit... Qu'elle comprit qu'il n'avait plus envie d'elle. S'il avait cessé de lui faire l'amour c'est qu'il n'en était plus capable. De toute évidence, son désir pour elle avait disparu totalement. De sa vie, elle n'avait connu pareille humiliation. Le front envahi par le rouge de la honte, elle se leva aussi vite qu'elle le put malgré ses jambes flageolantes. Son regard tomba à nouveau sur son amant même si elle tentait d'éviter de le regarder pour ne pas s'humilier davantage. Mortifiée, elle s'attarda un instant sur son visage, ses lèvres, sa nudité, puis serra les dents et lui asséna une gifle retentissante sans prononcer un mot.

Abandonnant sa robe et ses jupons, elle se saisit de sa cape et s'en enveloppa en frissonnant, mais non de froid. Encore abasourdie par ce qui venait de se produire, elle ne prit même pas la peine de remettre ses chaussures mais fila aussi vite qu'elle en avait la force. Sitôt la porte franchie, Malice apparut au détour du couloir, cachée dans l'ombre. Elle l'avait attendue tout ce temps pour l'aider à regagner ses appartements sans se faire voir. La suivante ne commenta pas et ne parut même pas étonnée mais se contenta de la ramener chez elle où elle pourrait se coucher et tenter d'oublier la plus grand humiliation de sa vie de femme.

Chiara s'était levée et se tenait face à lui. Il lui bien obligé de lever les yeux vers elle. Elle le jaugea sans pitié puis lui décocha une gifle retentissante. Il ne se défendit pas, l'eût-il voulu qu'il ne l'aurait pas pu : il ne l'avait pas vue venir, et elle cuisait désormais sur sa joue.

Déjà, la Duchesse disparaissait sous sa cape et se ruait vers la porte.
- Chiara, attend... dit Vaillant. Ce n'est pas...
Il détesta sa voix geignarde et sa jambe, qui l'empêcha de se lever assez vite pour la retenir. Il se retrouva seul avec ses jupons vides et sa queue flasque.

Il n'arrivait pas à y croire. Jamais encore il n'avait été autant humilié, même lorsqu'il avait dû reparaître à la cour en éclopé. Jamais cela ne lui était arrivé avec une femme. D'ailleurs, ça n'avait rien à voir ! Sans l'intrusion de l'Artiseuse, il serait encore sur elle, en elle...

La rage l'envahit comme auparavant le désir. Il se jeta sur ses vêtements, les remit n'importe comment et sortit dans les couloirs aussi vite que son genou le lui permettait. Chiara avait disparu, mais ce n'est pas chez elle qu'il allait. Sa canne martelant la pierre à un rythme sinistre, il fonça droit vers la chambre d'Acuité.

La porte n'était pas fermée et il entra en trombe, sans prendre la peine de frapper.
- Un marguet, pas vrai ?! cria-t-il, violent comme un homme aviné.
Dans la chambre plongée dans l'obscurité, il ne voyait pas grand chose ; mais vive brûlait la flamme de sa colère.

La conduite calme d'Acuité aurait pu le calmer, mais c'est alors qu'elle le gifla. Peu résolu à se laisser faire cette fois, il lui attrapa le poignet et le serra jusqu'à ce que ses jointures blanchissent. Puis il se maîtrisa, et la relâcha.

Ses paroles était frappées au coin du bon sens, mais il ne voulut pas les entendre.
- Ça m'est égal ! mentit-il.
A la lueur de la lampe, il la toisa dans sa chemise de nuit informe.
- Tu ne peux pas comprendre, cracha-t-il avec mépris. Tu n'es qu'une petite fille...

Il voulait blesser son orgueil comme elle avait blessé le sien.

Vaillant tomba lourdement sur le sol, avec un cri étouffé. Et leva sur Acuité deux yeux incrédules.

Plus ordurières les unes que les autres, se pressaient dans sa tête les insultes qu'il pourrait lui lancer. Il se demandait laquelle choisir lorsqu'il se prit sa canne en plein visage. Son nez commença à saigner. Etait-il si fragile qu'une petite fille parvienne à le fouler aux pieds ? Il s'essuya dans sa manche, et remarqua qu'il avait mis sa tunique à l'envers.

Il rampa vers le mur pour s'y adosser. Il était tombé si bas qu'il rendait les armes. Elle pouvait bien lui faire pipi dessus si elle voulait. Il en avait assez pour aujourd'hui !

Il inspira et expira plusieurs fois, pour calmer la douleur. Il était très calme et très malheureux tout à coup. A présent il pouvait réfléchir. Même s'il n'en avait pas vraiment envie...

- Non, répondit-il après un temps. Je ne lui ai pas dit. Elle est partie...
Elle devait vraiment le prendre pour un minable. Comme Acuité à cet instant. Mais elle était bien pire !

- Comment peux-tu être aussi cruelle ? demanda-t-il, sincère.
Cela lui allait si mal. Elle avait toujours été dure, mais là... il ne la reconnaissait pas.

Acuité s'approcha de lui avec un linge, et se mit à lui tamponner le visage. Vaillant ferma la yeux et la laissa faire, oubliant que tout cela était de son fait. Il était agréable qu'on s'occupe de lui sans rien attendre en retour. Il avait l'impression de se retrouver dans les bras de sa mère au Gué. Mais il n'était plus un enfant, et il devait sauvegarder ce qui lui restait de dignité.

- Je n'ai pas besoin qu'on me rappelle que je suis faible, dit-il en écartant sa main.

Cela lui allait bien de jouer les grandes sœurs après l'avoir mis à bas ! Comme s'il avait besoin d'elle pour se contrôler ! Comme si c'était par négligence qu'il était trop ouvert ! Son salaud de cousin avait ébranlé ses murailles, elle le savait très bien. Cela avait été un secret, mais ça n'en était plus un, parce qu'elle les avait tous pris - Vainqueur, Chiara, sans parler de son enfance en Bauge - sans rien donner en retour. Pour se protéger, elle était un modèle ! Mais alors elle ne devait pas se plaindre que rien n'arrive dans sa vie. S'il partageait trop, elle ne partageait rien. A choisir, il préférait sa pitoyable situation.

Prenant appui sur sa canne, il se releva péniblement. A part quelques gouttes sur sa tunique, il n'y avait plus de sang que sur le mouchoir d'Acuité. Il la regarda de haut et lâcha, faussement désinvolte :
- Au fait, je pars en Chalcèdes.
Ça n'était ni le lieu ni le moment. Mais elle verrait bien qu'il pouvait tout à fait se débrouiller sans elle. Peut-être même qu'elle le regretterait. Car elle n'avait pas exprimé le souhait de partir, comme la moitié du nouveau Clan. Et c'en était dès à présent fini de leurs entraînements à l'arc et de leur étrange camaraderie.

- Bonne nuit, dit-il avant de pousser la porte et disparaître.

Il traîna la patte jusqu'à chez lui, mais s'arrêta sur le seuil. A l'intérieur de la chambre, il y avait du bruit. Un espoir fou lui serra le cœur, et il entra.

Dans la chambre de Vaillant, Malice était occupée à rassembler les affaires de sa maîtresse. Elle avait été surprise de trouver la pièce vide mais finalement c'était mieux comme ça. Ça lui évitait des explications scabreuses avec le jeune amant de sa maîtresse. Elle avait ramenée Chiara à sa chambre en silence, l'avait aidée à finir de se dévêtir puis à passer sa chemise de nuit et à se coucher. Une fois la duchesse bouleversée au lit, elle avait soufflé les chandelles, ranimé le feu et l'avait laissée en emportant les affaires pouvant amener le doute.

Il manquait la plupart de ses vêtements cependant et c'est pourquoi la servante était repartie telle un fantôme à travers les couloirs pour chercher ce qui avait été abandonné chez Vaillant. Elle fit le compte de ce qu'elle avait trouvé : la robe, les trois jupons, les bas, les chaussures. Il manquait le châle, elle n'arrivait pas à mettre la main dessus.C'est alors qu'un bruit de pas boiteux attira son attention. Vaillant revenait, tant pis pour le châle. Les affaires serrées contre elle, elle se tourna face à la porte qui venait de s'ouvrir et s'inclina poliment en murmurant ses excuses.

- Veuillez pardonner mon audace, Messire Vaillant. Madame la Duchesse m'a envoyé chercher le reste de ses affaires.

Le jeune homme semblait plutôt secoué et éprouvé mais elle le dévisageait cependant assez froidement. La Duchesse était dans un tel état après avoir fui cette chambre qu'elle ne parvenait pas à éprouver trop de compassion pour le jeune homme qui l'avait ainsi bouleversée. S'il voulait seulement s'écarter de la porte à présent, elle rentrerait chez elle et cette triste affaire serait bientôt oubliée.

L'espoir retomba comme un soufflé. Ce n'était pas Chiara qui était là, mais sa stupide servante, venue faire disparaître tout trace de sa maîtresse. La Duchesse s'effaçait de sa vie aussi vite qu'elle s'y était inscrite.

Bah... ça n'était peut-être pas plus mal qu'elle ne le voie pas ainsi. Boiteux, la tunique à l'envers et tachée, l'air défait. Quoiqu'elle avait vu pire. Elle l'avait vu nu comme un vers et aussi viril qu'un lombric, se détourner d'elle.

Sans mot dire, il s'effaça pour laisser passer la domestique. Elle le dépassa sans le regarder, serrant contre elle les jupons froissés. Il y eut alors une odeur, une étincelle, quelque chose d'indéfinissable, qui réveilla la vaillance de Vaillant.

Il l’attrapa comme il avait attrapé Acuité, et ordonna :
- Dis-lui que je suis désolé... que je veux la revoir... que je veux qu'elle porte la robe...
C'était futile d'y revenir, mais il lui semblait que c'était la seule chose qui les liait désormais.

Un cadeau. La promesse dorée d'une possible échappée...

Malice tressaillit et baissa vivement les yeux sur la main qui la retenait. Elle ne chercha même pas à se dégager mais releva la tête lentement pour dévisager le jeune homme. Elle n'était pas spécialement froide, elle semblait juste... Indifférente. Profondément attachée à Chiara comme elle l'était, elle peinait à éprouver des sentiments pour quiconque d'autre. Elle écouta ce qu'il avait à dire, parut réfléchir longuement puis hocha finalement la tête.

- Je lui dirai.

Elle sembla hésiter un moment, ouvrant la bouche puis la refermant. En définitive, elle secoua doucement la tête et, comme prise de pitié pour ce couple qui ne connaitrait jamais d'avenir simple et heureux.

- Accordez-lui un peu de temps, elle est bouleversée et blessée.

Elle ignorait évidemment ce qui s'était passé entre eux mais en avait néanmoins une vague idée vu la tenue de Chiara à son retour et le peu de temps qu'ils avaient passé ensemble. Eda seule savait pourquoi elle se mêlait de redonner de l'espoir au jeune homme mais le fait est qu'elle estimait suffisamment sa maîtresse pour ne pas juger ses actes ou ses décisions, se contentant de la seconder de son mieux.

Bien sûr qu'elle lui dirait ! N'était-ce pas ce qu'il venait de demander ?

Cette fille avait un air calculateur qui lui faisait froid dans le dos. Bien trop intelligente pour une domestique. Il ferait peut-être bien de se la mettre dans la poche... cela pouvait toujours servir.
Il enfonça la main dans la sienne, pour lui donner une pièce, mais il n'avait plus rien. Il avait tout donné à la vendeuse de fripes.

Décidément rien n'allait ce soir. Il soupira et hocha silencieusement la tête. Il en prenait bonne note, même si ça ne lui plaisait pas de recevoir des conseils d'une servante. C'était triste à dire, mais elle connaissait sans doute Chiara bien mieux que lui.

Malice sortie, il la suivit distraitement des yeux dans le couloir puis referma la porte. Dans sa chambre, le silence, à peine interrompu par les crépitements du foyer. Il tisonna le feu, saisit la bouteille de vin et s'affala dans le canapé.

Il se soûla seul cette nuit là, se demandant si Acuité pouvait sentir son désespoir et son ennui. Se demandant combien de temps il pourrait laisser à la Duchesse avant de revenir gratter à sa porte, comme un chien battu. Se demandant comment il pourrait regagner son lit, avec ces murs qui tanguaient si fort...

~TERMINÉ~